[Télérama] « Affaire du 8 décembre 2020 » : quinze ans après Tarnac, l’antiterrorisme encore à la dérive face à l’ultragauche ?

À partir du 3 octobre, sept personnes comparaîtront au tribunal correctionnel de Paris pour association de malfaiteurs terroriste. Dans ce dossier qui semble bien maigre, les enquêteurs vont jusqu’à considérer comme suspect l’usage de certaines messageries. Récit d’un emballement inquiétant.

Invité du Face-à-face d’Apolline de Malherbe sur RMC le 5 avril dernier, Gérald Darmanin se livre à l’exercice rituel des ministres de l’Intérieur : il égrène le nombre d’attentats déjoués par ses fonctionnaires. Quarante et un depuis 2017, précise-t-il, dont neuf d’ultradroite et un d’ultragauche, « avec un groupe qui voulait s’en prendre aux forces de l’ordre fin 2020 ». Dans ce « dossier punks à chien », tel qu’il est surnommé par les services de renseignement, six hommes et une femme comparaîtront devant la 16ᵉ chambre du tribunal correctionnel de Paris à partir du 3 octobre, poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste. Une première depuis l’affaire de Tarnac il y a quinze ans, quand une « cellule invisible » constituée autour de Julien Coupat avait été accusée d’avoir voulu saboter une ligne TGV. Le précédent est encombrant : cette histoire est devenue le symbole des errements de la justice antiterroriste, qui agit parfois comme une fabrique à fantasmes. Après dix ans de procédure, les prévenus ont été relaxés, et une magistrate a fini par imposer le générique de fin à une authentique « fiction ».

Bis repetita ? À l’heure où le premier flic de France vitupère contre les « écoterroristes » de Sainte-Soline et le « terrorisme intellectuel » de l’extrême gauche, l’affaire dite du 8 décembre (son autre nom) pose une question cruciale : où s’arrête le maintien de l’ordre, et où commence l’antiterrorisme, avec son cortège de mesures dérogatoires qui, demain, pourraient viser des milliers de personnes ? Cette interrogation est d’autant plus sensible que le procès débutera sur un sol meuble : selon des éléments consultés par Télérama et Le Monde, le projet des prévenus – « d’intimidation ou de terreur visant l’oppression ou le capital » – semble bien flou et les preuves, évanescentes. « Il n’y a pas de projet, il y a un scénario préétabli par le parquet, qui construit le récit d’une extrême gauche criminelle en y plaquant une méthodologie issue des dossiers d’islamistes radicaux », objectent d’emblée maîtres Lucie Simon et Camille Vannier, avocates d’un des mis en cause. « C’est artificiel, grossier, et terriblement dangereux ».

“Guérilla sur le territoire”

Tout commence aux premières heures de 2018. Florian D., 34 ans, présenté comme « appartenant à la mouvance anarcho-autonome », revient en France après avoir combattu pendant dix mois au Rojava, cette région autonome du nord de la Syrie, laboratoire d’expérimentation de la démocratie sans l’État pour les Kurdes. Engagé contre Daech au sein d’un bataillon de volontaires internationaux, il y aurait reçu une formation de sniper. Rien d’illégal en soi : saisi par un Français désireux d’y retourner en mars 2017, le tribunal administratif de Paris a jugé que les YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique kurde, n’étaient pas une organisation terroriste. Mais comme les vingt ou trente autres ressortissants nationaux partis embrasser la cause révolutionnaire dans cette région du monde, Florian D. intéresse la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui le met sous surveillance et ne cessera de le considérer comme un « revenant » semblable à ceux contre qui il est parti lutter.

Selon maîtres Raphaël Kempf et Coline Bouillon, ses avocats, « c’est une histoire que se raconte la DGSI de longue date : de jeunes Français partent au Rojava et seraient déterminés à tout faire péter à leur retour ». Le Parquet national antiterroriste (PNAT) l’écrit noir sur blanc dans son réquisitoire définitif : « L’imaginaire de la mouvance d’ultragauche, construit sur fond de terrorisme des années de plomb […], l’expérience du combat que certains ont acquis en zone irako-syrienne et l’interconnexion de la mouvance française avec les mouvances étrangères – dont certaines sont impliquées dans des actions violentes – créent des conditions favorables pour l’émergence, par capillarité, de groupuscules et individus désireux de s’inscrire dans une démarche de terreur et d’intimidation. » Après des mois de filochage, les services n’en démordent pas : Florian D. chercherait à constituer « un groupe violent en vue de commettre des actions de guérilla sur le territoire ». Le 7 février 2020, le PNAT ouvre une enquête préliminaire. « Bien qu’aucune cible n’ait été évoquée », de l’aveu même des enquêteurs, le procureur accepte de sonoriser le Renault Master aménagé du suspect, dans lequel il vit. Dès lors, la machine antiterroriste, presque impossible à arrêter, est lancée.

“Ambiance de fête de village”

Quelques jours plus tard, Florian D. retrouve Manuel H., un vieux copain de lycée, et Loïc M., un saisonnier agricole qu’il a rencontré sur la ZAD de Sivens en 2014. Pendant deux jours, dans une maison abandonnée de Pins-Justaret, en banlieue toulousaine, le trio s’exerce à l’airsoft, une variante du paintball. Devant le juge Jean-Marc Herbaut, Manuel H. aura beau invoquer un « but récréatif » en concédant qu’il voulait s’entraîner « dans la perspective de partir au Rojava », la DGSI décrit cet épisode comme « un enseignement paramilitaire et idéologique ».Dans la foulée, Florian D. met le cap sur Paulnay, dans l’Indre, où il possède un terrain. Il y rejoint Simon G., artificier chez Disneyland, compagnon de la scène punk anar. Ensemble, ils volent un sac d’engrais dans un Gamm vert et s’essaient à la conception de substances explosives, parmi lesquelles du TATP, tristement connu comme l’explosif de prédilection des djihadistes. Là encore, à rebours de l’expertise, les intéressés plaident la bonne foi, Florian D. arguant lors d’une audition que Simon G. voulait « faire évoluer sa carrière pour produire des effets spéciaux pour les clips ou le cinéma ».

Puis c’est la pandémie, le confinement et son expérience collective d’assignation à résidence. Début avril, accompagné de sa petite amie Camille B., le vétéran du Rojava part se mettre au vert à Parcoul-Chenaud, une petite commune de Dordogne. William D., avec qui il a également sympathisé à Sivens, y loue une grande maison en lisière de bois avec son meilleur pote, Bastien A. Dans le désœuvrement de cette période immobilisée, un petit groupe, sept personnes en tout (trois seront mises hors de cause), rejoue à l’airsoft sous l’impulsion de Florian D. « Des guignols qui cherchaient à passer le temps […] dans une ambiance de fête de village », avance Camille B. devant le juge, quand les services, cramponnés à leur champ lexical guerrier, évoquent « un exercice de progression tactique ». Sur place, les confinés tâtonnent encore dans la forêt voisine avec des substances explosives badigeonnées en pâte marron ou concassées en cristaux, jusqu’à ce que, de l’avis de tous, un « énorme boum » fasse trembler les vitres de la maison et les dissuade de poursuivre plus avant leurs expérimentations.

Dans la synthèse de l’enquête préliminaire transmise au PNAT le 20 avril 2020, la DGSI reconnaît rentrer bredouille : « Les interceptions judiciaires […] n’ont pas permis de révéler des éléments susceptibles de caractériser les faits reprochés » et « aucun projet d’action violente ne [semble] défini, la constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guérilla ne [transparaissant] pas. » Qu’à cela ne tienne, les services réclament « un cadre d’enquête plus approprié » afin de continuer à creuser. Une information judiciaire est ouverte. Soulignant « le risque important de passage à l’acte violent de ces individus déterminés et fanatisés », le juge d’instruction les autorise à maintenir la sonorisation et la géolocalisation du fourgon de Florian D. Tous les autres protagonistes sont mis sur écoute. Pourtant, malgré la débauche de moyens techniques mobilisés, plus aucun renseignement saillant ne vient abonder l’enquête, à tel point qu’au mois d’août les mesures de surveillance de Loïc M. et Camille B. sont levées.

À l’arrêt dans la demi-torpeur d’une France pas complètement sortie de l’épisode pandémique, l’affaire va connaître une accélération soudaine et inexpliquée à la fin de l’année 2020. À la suite d’une réunion avec le PNAT et la DGSI, et craignant une vente imminente du fourgon sonorisé, le juge Herbaut décide d’interpeller neuf individus le 8 décembre (deux seront relâches sans poursuites). Au point du jour, en force, et aux quatre coins de la France, des policiers cagoulés perquisitionnent du matériel informatique, des panoplies de black bloc, des armes, déclarées ou non (deux des prévenus disposent d’un permis de chasse), des tracts d’infokiosque et de la littérature contestataire présentée comme incriminante. Avec des élans de zèle : chez William D., on saisit Instructions pour une prise d’armes, d’Auguste Blanqui, présenté comme « un programme purement militaire qui se voulait un manuel de la résistance, détaillant notamment la mise en place de barricades dans un contexte d’insurrection » ; chez Camille B., un ouvrage de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine. Tous sont placés en garde à vue, et cinq d’entre eux en détention provisoire. Florian D. passera quinze mois à l’isolement à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, qui se concluront par trente-sept jours de grève de la faim. Son ex-compagne, incarcérée pendant cinq mois à Fleury-Mérogis, subira des fouilles intégrales à chaque extraction ou inspection de cellule, finissant par refuser les parloirs pour ne plus subir ces humiliations, dont le tribunal administratif de Versailles a reconnu l’illégalité.

Ces individus ne se connaissent pas tous, mais tous connaissent Florian D., dont ils ont croisé la route dans un squat ou lors d’un petit boulot. Des interrogatoires, il ressort des aspirations de vie différentes mais un dénominateur commun : tous craignent un effondrement de la société et se préparent à ce qu’advienne un « pouvoir fasciste ». Puisque la cellule conspirative est une constellation de destins cabossés, l’enquête va s’attacher à les solidariser. En essayant notamment de criminaliser une hygiène numérique qui les lierait tous et ferait tenir le scénario groupusculaire. « Tous les individus [adoptent] un comportement semi-clandestin, usant de moyens de communications sécurisés », ont relevé les enquêteurs dès le début de l’enquête préliminaire.

Après les avoir interpellés, le juge Herbaut les cuisine sur leur utilisation de la messagerie chiffrée Signal, leur goût pour ProtonMail ou leur recours à Tor, présenté comme « un réseau du Darknet permettant de dissimuler son activité mais aussi d’accéder à des marketplaces de produits illicites ». Il demande à Loïc M. « pour quelles raisons » il prend autant de précautions, et s’attarde sur une formation à l’outil Tails, réalisée pendant le confinement à Parcoul-Chenaud à l’initiative de Florian D., « très impressionné par les révélations de Snowden ». Installé sur une clé USB, ce système d’exploitation – recommandé pour les journalistes mais honni par les services de renseignement – permet de transformer son ordinateur en machine sécurisée et amnésique. Si quatre prévenus refusent de communiquer les codes de leurs appareils informatiques (un délit passible de trois ans de prison depuis une décision de la Cour de cassation fin 2022), c’est qu’ils cachent nécessairement quelque chose. Pour maîtres Simon et Vannier, les avocates de Manuel H., « il s’agit d’un renversement scandaleux de la charge de la preuve. En matière antiterroriste, l’imagination flirte toujours avec le pire mais ici, l’absence de preuve devient une preuve ! »

“Êtes-vous anti-France ?”

L’asymétrie est saisissante : d’une main, l’État déploie les outils les plus intrusifs de la lutte antiterroriste ; de l’autre, il ne tolère pas qu’on se protège de son arbitraire, alors que ce droit à la sûreté est sanctuarisé dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. « La question ici n’est pas de savoir si nous sommes face à des terroristes, mais de déterminer jusqu’où peuvent aller les services de renseignement dans la violation de l’intimité », s’inquiètent maîtres Kempf et Bouillon qui, après avoir saisi la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), attendent une décision du Conseil d’État sur la légalité de la surveillance initiale de Florian D. Le contexte n’aide pas. En juin 2023, dans les considérants du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre – suspendue depuis –, le ministère de l’Intérieur a estimé que « le fait de laisser son téléphone mobile allumé à son domicile ou de le mettre en mode avion en arrivant sur les lieux d’une manifestation pour éviter le bornage » ou celui « de ne pas communiquer les codes de déverrouillage de l’appareil » sont des motifs qui peuvent justifier de rogner la liberté d’association. Se protéger devient suspect.

« S’il devait y avoir une condamnation dans ce dossier, l’antiterrorisme s’ouvrirait sur le champ militant, et une sacrée frontière serait franchie », redoutent maîtres Guillaume Arnaud et Chloé Chalot, avocats de Camille B. Dans son réquisitoire définitif, le procureur ne note-t-il pas que « la jeune femme est dotée d’un bagage intellectuel et idéologique manifestement supérieur à ses coreligionnaires, comme l’atteste son parcours universitaire, sa connaissance approfondie de la sociologie et ses références littéraires » ? Ses conseils bondissent. « On a l’impression que la critique politique devient une maladie mentale », s’offusquent-ils. Lors d’un de ses interrogatoires, on lui a demandé si elle était « anti-France », une expression solidement ancrée à l’extrême droite. Et malgré son contrôle judiciaire allégé, Camille B. subit toujours la même surveillance : le PNAT « ne manque pas de s’interroger » sur son installation dans la même rue que Julien Coupat, « acteur majeur de la mouvance d’ultragauche à travers le Comité illisible [sic] ».

Alors que les effectifs de la DGSI ont presque doublé depuis les attentats de 2015, la menace djihadiste perd en intensité, et les services doivent justifier leur raison d’être. Au point de gonfler artificiellement les nouvelles menaces en maçonnant grossièrement des dossiers pleins de fissures ? Dans une récente interview au Monde, Nicolas Lerner, patron de la maison, tentant de trouver la bonne mesure, assumait cette porosité entre le champ du droit commun et celui de l’exception : « L’ultragauche constitue d’abord et avant tout une menace pour l’ordre public. […] ce n’est pas parce [qu’elle] n’est pas passée à l’acte terroriste ces dernières années que le risque n’existe pas. »

Olivier Tesquet, 25 septembre 2023.

[Saint-Brieuc] Rassemblement le 3 octobre à 12h30 devant le Tribunal

COMMUNIQUÉ: Affaire Tarnac bis : Le mouvement social est solidaire face à la justice d’exception


A partir du 3 octobre, des militants et militantes libertaires vont passer 4 semaines en procès devant la chambre anti-terroriste de Paris. Nous dénonçons cette utilisation du terrorisme pour justifier une justice d’exception contre les mouvements sociaux et ne tomberons pas dans le piège de la division. Nous appelons au rassemblement devant le tribunal de Saint-Brieuc le 3 octobre.

Le 8 décembre 2020, la DGSI accompagnée de policiers sur-armés (GAO, RAID) a effectué une opération antiterroriste aux quatre coins de la France. Cette opération violente a conduit à l’arrestation de neufs militant·es, puis à la mise en examen de sept d’entre elleux, dont cinq ont ensuite fait plusieurs mois de détention provisoire. L’un d’eux a même été maintenu à l’isolement pendant 1 an et demi et il n’est sorti que pour raison médicale après une grève de la faim. Iels sont inculpé·es pour « association de malfaiteurs terroristes » (Art. 421) et « refus de communiquer ses conventions de chiffrement ».

On peut les réunir sous la bannière « libertaire » mais leurs engagements et aspirations politiques n’étaient pas identiques, chacun·e militant dans des luttes différentes : soutien aux familles réfugiées, projets d’autonomie et de lieux collectifs à la campagne, soutien aux victimes de meurtres d’État, squat d’activités politiques et culturelles, écologie et défense de la cause animale, implication dans des Zones A Défendre, activisme dans la scène punk, féminisme, engagement pro-kurde contre DAESH, mouvement Gilets Jaunes, etc. Ce sont des camarades de longue date des luttes sociales.

Ces militant.e.s étaient initialement suspecté·es de projet d’attaque violent contre les forces de l’ordre. Mais le juge n’a pu que constater, malgré les mois d’enquête et de surveillance qui ont précédé les arrestations, qu’aucun élément ne vient appuyer l’existence d’un tel « projet ». Ils et elles ne se connaissent même pas toutes ! Mais plutôt que d’abandonner l’affaire, le juge d’instruction s’enferme dans une forme de justice prédictive à la Minority Report et déclare : « Est punissable la seule participation au groupement ou à l’entente, sans qu’il soit nécessaire de démontrer une participation aux crimes ou à leur préparation ». 

Plus besoin de preuves, des soupçons suffisent. Les inculpé·es le sont sur la base d’intentions supposées. Nous dénonçons cette justice politique où l’arbitraire règne. Nous dénonçons l’utilisation de l’étiquette terroriste pour justifier un traitement policier et judiciaire d’exception contre le mouvement social et tenter de le diviser.

En 2008, l’accusation de terrorisme avait déjà été utilisée lors de l’affaire Tarnac. Là aussi, le dossier était vide et considéré, de l’avis de nombreux observateurs, comme un montage politico-médiatique. Il aura tout de même fallu 10 ans de procédure et de mensonges pour que la justice relaxe les accusé·es. Ce fiasco n’a pas pour autant mis fin à l’utilisation de l’accusation de terrorisme pour discréditer et justifier la répression d’opposant·es politiques.

En plus des inculpé·es du 8/12, des militant·es contre les méga-bassines ont été qualifié·es d’écoterroristes pour justifier la répression brutale qui a plongé deux d’entre eux dans le coma et blessé des centaines d’autres ; des travailleurs de RTE ont été placés en garde à vue dans les locaux de la DGSI suite à une action symbolique ; de même qu’une journaliste enquêtant sur la complicité de l’armée française sur des meurtres de civils en Égypte.

Le déploiement terrifiant d’unité antiterroristes contre les jeunes révoltés suite à l’exécution de Nahel illustrent une fois de plus que les lois anti-terroristes sont utilisées comme outil de maintien de l’ordre et visent à terroriser les personnes ciblées et leurs soutiens afin de les isoler.

Comme l’écrivaient les inculpé·es de Tarnac il y a quelques années : « Plus les gouvernements seront discrédités, plus l’adhésion à la politique menée s’effondrera – et elle ne cesse de s’effriter d’année en année -, plus les gouvernements auront recours à l’état d’urgence et à la soi-disant « lutte contre le terrorisme » pour maintenir l’ordre et étouffer dans l’œuf des révoltes toujours plus logiques ».

Face à ces attaques, notre meilleure arme est la solidarité. Faisons-la vivre en disant notre refus de cette justice d’exception et en témoignant notre soutien à celles et ceux qui la subissent. Pour cela, nous appelons à un rassemblement le 3 octobre à 12h30 devant le tribunal de Saint-Brieuc.


Premiers signataires : Association France Palestine Solidarité 22, Collectif de Vigilance Antifasciste 22, Justice et Vérité pour Sacha et face aux violences d’Etat, les Jeunes Insoumis(es) 22, La France Insoumise 22, Liaison Souvenance de la Fédération Anarchiste, le collectif Queerland, Youth For Climate St-Brieuc, …
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Ici un texte qui revient en détail sur l’affaire :

Notes de la DGSI concernant « l’ultragauche » et autres considérations policières.

Des notes de la DGSI concernant la mal nommée Ultragauche à partager, diffuser, lire, commenter, critiquer, se moquer, foutre en boule, brûler… (liste non exhaustive).

Paru le 18 septembre 2023 sur Iaata.info.


Quand on a la chance d’avoir des amis accusé.es de terrorisme d’ultragauche, on apprend pas mal de trucs sur la police et plus particulièrement sur les renseignements généraux, appelés aussi DGSI.

On découvre ainsi les talents cachés de composition écrite et d’historiens hors pair de ces agents de la police secrète des Hauts de Seine (la crème de la crème parait-il).

C’est ainsi que nous avons pu lire avec délectation ce que la DGSI aime à raconter au PNAT, à la justice et aux médias à propos de ce qu’elle nomme, d’après sa propre définition (qui ne fait même pas consensus) : « L’ULTRAGAUCHE ».

Ça parle de black bloc, de squat, d’action directe, de Grèce, de contre-culture, et d’anti-tout. Et cette soupe reprise sans sourciller par le Juge d’instruction et le PNAT sert d’introduction à l’affaire du 8 décembre 2020, mais aussi à priori à d’autres affaires. On nous explique que si on dessine des A cerclés et qu’on porte un sac a dos noir en manif c’est qu’à priori on fait partie de « l’ultragauche » et que donc on va sûrement buter quelqu’un au hasard de notre misérable haine anticapitaliste. Certes ça fait longtemps que ça n’est pas arrivé… Mais vu le passif de ces mouvements ça pourrait…En tout cas y’a de quoi faire trembler un juge bourgeois !

Il n’est pas question ici de remettre en question les faits passés, ni leur portée, ils ont existé et nourrissent les réflexions et pratiques des mouvements révolutionnaires et anarchistes. Et malgré tout les moyens déployés par la police pour surveiller particulièrement ces groupes politiques, cette analyse est bien loin de leurs réalités. Et à vrai dire on s’en fout de ce que pensent les flics, foutez nous la paix !

Et comme la police a dans son viseur les rappeurs qui ont la rage, des idées et qui mâchent pas leur mots, la DGSI en profite pour ajouter une note sur les textes du rappeur Enedeka Maska de l’excellent label coutoentrelesdents. Dommage que N2K n’ait rien publié depuis 2014, sa prose est bien plus riche et intelligible que celle des shtars.

Bref, on s’est dit que ce serait dommage de garder ça que pour nous, entre initiés des cochonneries de la DGSI, et que cela vaut le coup de partager ces pépites. On vous invite même à en faire des lectures collectives, non pas pour vous nourrir de cette histoire raccourcie au taser des mouvements d’extrême gauche ayant eu recours à la violence, mais plutôt pour se faire une idée de ce qui se raconte sur les bureaux de la DGSI et du PNAT. On a trouvé l’occasion intéressante pour soulever pas mal de questions, par ce qu’on aime bien s’en poser des questions, et que contrairement à la DGSI et le PNAT on ne vit pas qu’avec des certitudes déconnectées de toute réalité.

« Par « ultragauche » nous désignerons donc ici la frange de l’extrême gauche non légaliste qui rejette les partis et prône l’utilisation de la violence pour aboutir à cette transformation de la société. » allez hop emballé c’est pesé, vous êtes prêt.es ? De la tenue, aux symboles, en passant par les maisons d’éditions et quelques luttes, un beau ramassis…

Alors si on avait pas compris, l’ultragauche est VIOLENTE. Basique. Mais les flics vont sûrement pas perdre leur temps à philosopher sur l’éthique de l’usage de la violence. Bah non, c’est les seuls légitimes à en faire usage avec leur potes militaires. Qui voudrait remettre ça en question ? Ici ils nous font un petit historique, Action Directe est en haut de l’affiche (chaud bouillants !)

Oubliez les plages de rêve et les souvlakis, la Grêce est un pays habités par de dangereux révolutionnaires. Le coté réseau international de conspirateurs, ça en jette un peu plus. Une brochure sur le groupe « conspirateurs des cercles de feux » et quelques voyages, justifie la présence de cette note. On vous épargne de la note sur l’ELN…

Le bonus track : l’agent 1194 fait un commentaire de textes de rap pour faire décoller sa carrière à Levallois Perret. 2/20. N2K à mis la DGSI en PLS.

ACABisous.

Affaire du 8 décembre : L’antiterrorisme à l’assaut des luttes sociales

paru dans lundimatin#396, le 25 septembre 2023.

Le 8 décembre 2020, une opération antiterroriste visait 9 militants politiques français. Les quelques éléments de langage et de procédure distillés dans la presse par la police laissent alors songeur. Une association de Paint Ball, un artificier qui travaille à Disneyland et quelques discussions de fin de soirée où l’on dit tout le mal que l’on pense de la police nationale captées par des micros cachés par la DGSI. À partir du 3 octobre, sept personnes seront jugées à Paris, soupçonnées de participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Afin de mieux saisir les enjeux comme le fond de cette affaire, nous avons reçu cette analyse détaillée et politique du dossier d’instruction.

Militant·es des Soulèvements de la Terre détenues par la Sous-Direction-Antiterroriste (SDAT), unités antiterroristes mobilisées contre des militant.e.s antinucléaire, syndicalistes CGT arrêtés par la DGSI, unités du RAID déployées lors des révoltes urbaines… La mobilisation récurrente des moyens d’enquête antiterroriste pour réprimer les mouvements sociaux associée à la diffusion d’éléments de langage sans équivoque – « écoterrorisme », « terrorisme intellectuel » – ne laissent aucun doute.

Il s’agit d’installer l’amalgame entre terrorisme et luttes sociales afin de préparer l’opinion publique à ce que les auteurices d’illégalismes politiques soient, bientôt, inculpées pour terrorisme. Et donner ainsi libre cours à la répression politique en lui faisant bénéficier de l’arsenal répressif le plus complet que le droit offre aujourd’hui : la législation antiterroriste.

C’est dans ce contexte que se tiendra, en octobre, le premier procès pour« terrorisme » de militant.es de gauche depuis l’affaire Tarnac [1]. L’enjeu est majeur. Une condamnation viendrait légitimer le glissement répressif souhaité par le gouvernement. C’est la ligne de partage symbolique entre ce qui peut être, ou non, qualifié de terrorisme que le pouvoir cherche dans ce procès à déplacer.

Car, du côté du droit, rien ne protège les luttes sociales de l’antiterrorisme. Comme le rappelle Olivier Cahn [2], « le flou de la notion de terroriste » – associé à la nature préventive de la justice antiterroriste – aboutit à une situation où « on a mis le droit en état de permettre à un régime autoritaire de se débarrasser de ces opposants sans avoir à changer la loi ».

C’est cet avertissement que vient illustrer de manière caricaturale l’affaire du 8 décembre dans laquelle sept personnes, sélectionné·es sur la base de leurs opinions politiques, doivent se défendre d’avoir participé à un projet… inconnu. Face à cette situation kafkaïenne, il s’agit de revenir sur la façon dont est construit un dossier antiterroriste. Il s’agit de montrer à quel point la place offerte au récit policier rend toute défense compliquée et ouvre la voie à une répression politique débridée. Il s’agit, enfin, de rappeler pourquoi la justice antiterroriste est un monstre juridique qui doit être combattu en soi.

Des terroristes…. sans projet terroriste

Dans cette affaire, le chef d’inculpation d’ « associations de malfaiteurs terroristes » a été maintenu alors même que l’accusation admet… qu’aucun « projet d’action violente » ne peut être reproché aux inculpé·es. A l’issue de deux années d’instruction, le parquet antiterroriste reconnaîtra que l’instruction n’a pas « mis en exergue un projet d’action violente finalisé ». Un aveu partagé par le juge d’instruction qui écrira de son côté qu’« aucun passage à l’acte imminent ne semble avoir été envisagé ».

Et pourtant, la DGSI n’avait pas lésiné sur les moyens de surveillance. A la sonorisation de lieux d’habitation, s’ajoutent des milliers d’heures d’écoutes téléphoniques, le recours à la géolocalisation en temps réel, des dizaines d’opération d’IMSI catching, des centaines de filatures et bien entendu l’analyse des dizaines de supports numériques saisis lors des arrestations et des comptes associés (mails, réseaux sociaux…). Soit sept intimités violées pour venir satisfaire la curiosité malsaine des quelques 106 agent.es du renseignement ayant travaillé sur ce dossier.

Tout ça pour rien… Pas de cible, pas de date, pas de lieu. Pas même une seule discussion évoquant la préparation d’une quelconque action violente. En d’autres termes : le dossier d’instruction est vide.

Un vide qui n’a pourtant pas empêché cette « justice d’exception » de recourir à toute la violence que le droit lui permet [3]. Plus de trois années de détention provisoire cumulées, le recours à la torture blanche via la mise à l’isolement, des fouilles à nues systématiques, des amitiés détruites à coup d’interdiction de communiquer et de restrictions de déplacements. Fait rare, des propos sexistes du juge d’instruction ont par ailleurs été dénoncés lors des interrogatoires eux-mêmes [4]. Quant à la surveillance, elle ne s’est jamais arrêtée et les inculpé·es doivent préparer leur défense sous l’oeil inquisiteur de leurs accusateurs.

Un récit pour toute accusation (en collaboration avec Mediapart)

A défaut de projet terroriste, toute l’accusation repose sur un récit construit par la DGSI entourant les « revenants du Rojava » où LibreFlot, le principal inculpé, est parti combattre Daech pendant 10 mois.

Ce récit fut diffusé par Mediapart plusieurs mois avant l’ouverture de l’enquête. Dans un article écrit par Mathieu Suc – dont le parti-pris fut vivement critiqué [5] -, ce dernier relayait le discours policier de la « menace » que représenterait pour « les institutions françaises » et « les forces de l’ordre » ces « militants d’ultragauche »« ayant suivi une formation militaire » au Rojava. La DGSI s’y inquiétait en particulier que ces « revenants », « déployant de solides techniques de clandestinité », puissent, une fois rentré.es en France, utiliser leur « savoir-faire » dans « le cadre d’actions violentes de l’ultragauche révolutionnaire » visant à s’en « prendre aux symboles de l’état et à ses forces de l’ordre ».

L’ensemble du dossier d’instruction sera, littéralement, construit afin de mettre en scène ce récit. Quant au « projet terroriste » que l’instruction n’a pu mettre à jour, il sera, lui aussi, emprunté à l’article.

Le procureur avancera ainsi que LibreFlot, désormais « vétéran du Rojava », oeuvrerait depuis son retour en France à la « constitution d’un groupe armé » dont le but serait de mener « des actions violentes à l’encontre notamment des forces de l’ordre et des militaires » afin de « déstabiliser les institutions républicaines ».

Conscient que cette formulation est un peu vague – même en antiterrorisme – il se perdra en conjectures en cherchant à la préciser. Le projet sera tantôt une « guerilla visant prioritairement les policiers », tantôt des « opérations violentes visant les symboles de l’oppression ou dans une moindre mesure du capitalisme », voire… un « projet d’intimidation ou de terreur visant l’oppression ou le capital ».

Le juge d’instruction résumera tout ceci dans une phrase dont la grandiloquence peine à masquer la vacuité. LibreFlot, et ses « acolytes », auraient pour objectif « de provoquer une révolution, de renverser l’État et d’attenter à la vie de ses représentants ».

Une mise en scène grotesque…

Dix mois de surveillance, pourtant dotés des moyens techniques les plus avancés, n’auront permis de ne fournir que quatre « faits » à partir desquels l’ensemble de ce récit sera mis en scène :

  • Deux parties d’airsoft – soit du paintball sans peinture, une des activités les plus populaires des enterrements de vie de garçon – qui deviendront des « entraînements para-militaires ».
  • Quelques carabines et fusils de chasse – dont la majorité sont légalement détenues – viendront parfaire l’image d’un « groupe armé ».
  • L’utilisation de messageries chiffrées grand public (Signal, WhatsApp) sera transformée en preuve de l’existence d’un « groupuscule clandestin » dont les membres vivraient « dans le culte du secret », comme l’a montré la Quadrature du Net dans un article détaillé.
  • Un rapprochement fortuit entre un week-end entre LibreFlot et un ami spécialisé dans les effets spéciaux chez Dysneyland et une expérimentation ludique de fabrication de pétards pendant le confinement – à partir de vidéos youtube, comme en font bon nombre d’adolescent·es par simple curiosité – servira à ancrer le récit dans l’imaginaire collectif des attentats des années 70.

    Ces quatre éléments viendront former l’armature du récit policier. Ils seront soigneusement sélectionnés parmi l’ensemble des informations issues de la surveillance puis décontextualisés afin de venir donner corps au scénario écrit d’avance. Pour ce faire, l’accusation – juge d’instruction en tête – s’en tiendra à un principe strict : l’ensemble des faits venant mettre à mal le récit policier peuvent être ignorés.

Et mensongère

A commencer par le fait que l’instruction a démontré qu’aucun groupe n’existe. Les inculpé·es ne se connaissent pas toutes et tous et, a fortiori, ne se sont jamais retrouvé·es. Leur seul point commun est de connaître, à des degrés divers, LibreFlot et de l’avoir croisé au moins une fois en 2020.

En réalité, les inculpé.es semblent davantage avoir été sélectionné·es à l’issue d’une opération de casting afin de doter le soi-disant groupe « des compétences nécessaires à la conduite d’actions violentes », pour reprendre les termes de la DGSI. Soit donc : un artificier chez Disneyland disposant de connaissances en pyrotechnie, une amie disposant de « solides » connaissances en « communications cryptées », deux « survivalistes » détenant – légalement – quelques fusils de chasse et un ami d’enfance à qui l’on semble réserver la place de lieutenant, LibreFlot étant promu au rang de « leader charismatique ».

L’importance donnée aux deux piliers de l’accusation – soit les expérimentations de pétards et les parties d’airsoft – est quant à elle inversement proportionnelle à ce qu’ils représentent dans le temps de l’enquête. Leur place leur est conférée par un simple effet de répétition aboutissant à ce que quelques heures d’activités sans lendemain viennent noircir des centaines et des centaines de pages du dossier d’instruction.

La portée criminelle des parties d’airsoft – ceci vaut aussi pour les jeux autour des pétards – est elle aussi produite par un pur effet de style : le recours au champ lexical de la guerre. Elles deviendront « progressions tactiques », entraînements à la « guerre urbaine » ou encore « progression en milieu clos ». La lecteurice finit par en oublier que les « armes » dont il est question à longueur de page ne sont… que des pistolets à billes. Par ailleurs, le fait qu’une partie d’airsoft – chaque partie ayant impliqué des groupes différents – semble tout de même un « entraînement para-militaire » un peu léger pour qui veut « renverser l’État » – protégé, lui, par plus de 200 000 policier·es disposant d’armes bien réelles – n’est même pas abordé [6]. En antiterrorisme, c’est l’intention qui compte.

Quant aux déclarations des inculpé.es, aucune valeur ne leur est accordée (sauf si elles servent le récit policier). Un exemple parmi tant d’autres est apporté par la description des expérimentations de pétards. La concordance parfaite des déclarations des inculpé·es décrivant qu’elles se sont arrêtées au premier « boum » obtenu dont la portée les a « surpris » et leur a fait « peur » n’infléchira pas le juge d’instruction. Un terroriste ment.

Enfin, la criminalisation des pratiques numériques visant à caractériser la « clandestinité » des inculpé.es sert tant à activer l’imaginaire des années 80 qu’à excuser le manque de preuves récoltées. Pour reprendre les mots de la Quadrature du Net, elles appuient le discours conspirationniste expliquant que « ces preuves existent, mais elles ne peuvent pas être déchiffrées ».

La critique de l’Etat, preuve d’un projet inconnu

Cette mise en scène serait incomplète sans un décor adéquat venant ancrer le récit dans l’imaginaire selon lequel l’ensemble des actes des inculpé·es doivent être interprétés. Dans cette affaire, ce sera celui des « années de plomb ». Ce décor sera construit au fil des dizaines de pages revenant dans le détail sur chaque action violente menée dans les années 70/80.

La continuité historique sera assurée par l’assimilation de l’ensemble des luttes emblématiques de ces dernières années – ZADs, défense collective, démantèlement d’infrastructures néfastes, lutte contre les violences policières et même l’aide aux migrant.es – à autant de signes précurseurs d’un retour du « terrorisme d’ultragauche », comme l’a montré Serge Quadrupanni.

C’est sur la base de cet imaginaire que les opinions politiques des inculpé·es seront criminalisées et transformées en preuves de l’existence d’un projet terroriste. C’est cet imaginaire qui permettra à la DGSI d’écrire, qu’au delà des faits, ce qui prouve qu’un « passage à l’acte violent » est envisagé par les inculpé.es, c’est que ce dernier est « conforme à leur idéologie ».

Dès lors, les milliers d’heures d’écoutes seront mobilisées afin de relever des propos politiques et d’établir ainsi des « profils » d’individus « mus par la même idéologie ». Les moyens de surveillance les plus intrusifs sont paradoxalement utilisés pour mettre en avant… ce dont aucun·e des inculpé·es ne se cache vraiment.

Le procureur et le juge d’instruction notent ainsi qu’un·e inculpé·e traite la police de « milice fascisante armée » et qu’un·e autre évoque les « chiens de garde » que seraient les policiers et les militaires. Ils relèvent qu’un·e inculpé·e déverse dans une conversation privée « sa haine de la police » allant jusqu’à dénoncer son « racisme supposément endémique ». Ailleurs, ils mettent en avant une « violente diatribe contre la France, la révolution française et toutes ses valeurs républicaines et démocratiques », des « propos stigmatisant la violence d’état » ou encore la tendance d’un·e inculpé·e à faire preuve de « virulence dans la contestation systématique des lois et des institutions ».

Fait aggravant, le juge d’instruction notera que les propos tenus sont « en adéquation avec plusieurs livres saisis » ce qui témoigne d’une « totale adhésion à la cause anarchiste ». Sont ainsi cités à charge des textes d’Auguste Blanqui, de Kroptokine, Malatesta, Alfredo Bonanno, des articles critiquant la justice antiterroriste ou le fichage ADN ou encore les mensuels de la CNT et de la fédération anarchiste.

Le procureur ira jusqu’à retranscrire, dans le réquisitoire, des paroles de « chansons de rap engagé » – enregistrés via la sonorisation de lieux d’habitation – qu’il commentera longuement insistant sur le fait qu’elles ont pour « cibles » « les représentants des forces de l’ordre ». Notons enfin l’attention particulière portée au « florilège de chansons appartenant au répertoire anarchiste » retrouvé sur le téléphone d’un.e inculpé.e.

Surveillance et construction de récit

On voit alors comment, loin de venir participer « à la manifestation de la vérité » selon la formule consacrée inscrite sur chaque demande de la DGSI, la surveillance est utilisée en antiterrorisme comme un outil de déformation de la réalité.

Elle permet à l’accusation de disposer d’une quantité phénoménale d’informations dans lesquelles elle n’a plus qu’à piocher les quelques éléments qui, une fois décontextualisés, serviront à matérialiser la fiction policière. Le reste étant soigneusement ignoré, la surveillance ne vise en aucun cas à rendre compte d’une quelconque réalité mais à augmenter la probabilité de rendre vraisemblable un scénario pré-établi.

Ce « processus réducteur », pour reprendre les termes d’un·e inculpé·e devant le juge d’instruction, est en particulier utilisé afin d’inscrire les mis·es en examen dans les rôles que le récit policier leur assigne générant un sentiment de dépossession et de négation de leur vécu qu’iel décrira ainsi : les « mois d’enquête […] n’ont visiblement servi qu’à dresser un portrait falsifié de ma personne, ne retenant de mes mots et de mes activités qu’une infime partie, toujours décontextualisée et uniquement destinée à m’incriminer, au détriment de tout autre élément me caractérisant ».

Le COVID à la rescousse d’un récit chancelant

Quant aux arrestations, elles illustrent tout l’arbitraire du concept de justice préventive. Lorsqu’elles sont décidées, nulle « menace imminente » mais une enquête qui piétine et un service de renseignement qui doit justifier des moyens humains et techniques mobilisés. L’antiterrorisme est aussi une question de « rentabilité ».

En effet, la quasi-totalité des « faits » reprochés – soit l’airsoft et les pétards – se sont déroulés lors de l’enquête préliminaire (clôturée en avril 2020 au moment où s’ouvrait l’information judiciaire). Au fur et à mesure que les mois passent, rien de tout cela ne se répète. Pire, le « groupe » ne se rencontre toujours pas. Dès lors, les procès-verbaux de surveillance versés au dossier se raréfient.

La gêne est d’autant plus grande qu’à la clôture de la-dite enquête préliminaire, la DGSI a rédigé un rapport de synthèse dans lequel il est écrit qu’« aucun projet d’action violente ne semblait défini » allant même jusqu’à ajouter que « la constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guerilla ne transparaissait pas ».

A l’évidence, juge d’instruction et procureur préfèreront la mauvaise foi. Le coupable de cette inaction criminelle deviendra… « l’épidémie de Covid » . Le juge d’instruction écrira que le « second confinement national » a « compliqué les possibilités pour les suspects […] de se retrouver ». Le procureur expliquera lui que les projets ont été « entravés ou compliqués par la survenance du virus de la Covid-19 ».

Le Covid sauvant la France de dangereux terroristes, il fallait oser. D’autant plus que les arrestations sont décidées 3 semaines après le début du second confinement et que c’est lors du premier que la DGSI a pu observer une des parties d’airsoft et le jeu autour des pétards…

Faire le procès de l’antiterrorisme… ou renoncer aux libertés politiques

Que l’on ne s’y trompe pas. L’absurdité d’une accusation sans objet, et a fortiori sans preuves, est le propre de l’antiterrorisme. Des années de jurisprudence islamophobes ont fini de transformer l’antiterrorisme en outil de répression politique idéal tandis que la succession de lois sécuritaires a doté les renseignements de pouvoirs de surveillance leur permettant de nourrir les récits accusateurs de leur choix.

Et aujourd’hui, l’antiterrorisme cherche à s’étendre aux luttes sociales. En juillet dernier le directeur de la DGSI expliquait que, dans un contexte de baisse de la « menace islamiste », ses services s’intéressaient désormais davantage aux « extrêmes ». Alors qu’en dix ans la DGSI a vu ses effectifs doubler, elle est à la « recherche de nouveaux débouchés » du côté de l*’« écologie »* et « des violences extrêmes », comme l’a expliqué récemment la SDAT à un mise en examen de l’affaire Lafarge.

La multiplication des procès terroristes d’extrême droite ne devrait donc pas nous réjouir [7] mais nous alarmer. Elle n’est que la prémisse de ce qui nous attend. Se féliciter de l’extension progressive de l’antiterrorisme, dans quelque direction que ce soit, c’est creuser la tombe de nos libertés politiques.

A gauche, l’affaire du 8 décembre est le coup d’essai de ce mouvement de répression dont la violence s’annonce terrible. Auditionné par le Sénat suite à la répression de Sainte-Soline, Darmanin brandissait déjà cette affaire comme l’exemple d’un « attentat déjoué » de « l’ultragauche » afin de justifier de la violence qui s’était abattue sur les militant·es écologistes [8]. En cas de condamnation, nous devons nous attendre à voir les inculpations pour terrorisme de militant·es de gauche se multiplier.

Le procès se tiendra tous les après-midi du mardi au vendredi du 3 au 27 octobre au tribunal de grande instance de Paris. Des appels à mobilisation ont été lancés pour l’ouverture et la fin du procès mais le procès est public si bien que chacun·e peut venir quant iel le souhaite. S’il doit être le procès de l’antiterrorisme, il sera aussi un moment éprouvant pour les sept inculpé·es : toute aide, soutien, sourire, coup de pouce sera le bienvenu.

Venez nombreux·ses !

[1] Voir les sites des comités de soutien ici et ici. Voir aussi cette compilation de textes publiés en soutien aux inculpé·es ici, l’émission de Radio Pikez disponible ici et celle-ci de Radio Parleur, cet article de la Revue Z et cet article de lundimatin.

[2] Voir l’interview d’Olivier Cahn ici. Voir aussi l’archive du site des comités de soutien aux inculpé·es de Tarnac ici, une tribune de soutien publiée en 2008 ici et cette interview de Julien Coupat. Voir aussi les textes suivants relatifs à « l’affaire de la dépanneuse », a première affaire antiterroriste concernant la « mouvance anarcho-autonome » : Mauvaises Intentions 1, Mauvaises Intentions 2, Mauvaises Intentions 3, Analyse d’un dossier d’instruction antiterroriste et Face à l’outil antiterroriste, quelques éléments pratiques. Pour en savoir plus sur cette affaire, d’autres sources sont disponibles à la fin de l’article L’antiterrorisme contre les autonomes de Zones Subversives. De manière plus générale, pour une discussion des dérives de l’antiterrorisme en matière de droit voir notamment les textes suivants : Pauline Le Monnier de Gouville, « De la répression à la prévention. Réflexion sur la politique criminelle antiterroriste », Les cahiers de la Justice, 2017, disponible ici ; Laurence Buisson « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste », 2017, revue Délibérée et disponible ici ; Julie Alix et Olivier Cahn, « Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2017, disponible ici ; l’intervention de François Sureau devant le Conseil constitutionnel sur le délit d’entreprise individuelle terroriste en 2017 disponible ici, le rapport de la Fédération Internationale des Droits Humains « La porte ouverte à l’arbitraire » publié en 1999 ; le rapport de Human Rights Watch « La justice court-circuitée. Les lois et procédure antiterroristes en France », publié en 2008 et disponible ici.

[3] Sur les recours déposés par Camille et LibreFlot, voir le communiqué de presse ici. Sur la condamnation de l’État sur le maintien illégal à l’isolement de LibreFlot, voir l’article de Reporterre disponible ici. Sur ses conditions de vie à l’isolement et sa grève de la faim, voir notamment cette compilation d’écrits de LibreFlot et le témoignage joint au communiqué de presse évoqué ci-avant. Sur les conditions générales de l’instruction, voir cette lettre ouverte au juge d’instruction. Sur la dénonciation des traitements sexistes, voir cet appel féministe. Voir aussi le témoignage d’un inculpé sur les conditions de détentions auprès de l’envolée.

[4] Une inculpée a dénoncé un comportement « dégradant pour toutes les femmes » de la part du juge d’instruction.

[5] Sur les réactions à l’article de Mathieu Suc, voir notamment l’article de Corinne Morel Darleux, l’article de lundimatin, la réponse d’André Hébert et un article d’Arrêts sur Images. Il est intéressant de noter qu’à l’époque un fait n’était pas connu. Dans son article, Mathieu Suc mentionne que « selon nos [ses] informations » des militant·es « d’ultragauche » se seraient rendu·es en Colombie pour rencontrer l’ELN, une façon de renforcer le caractère anxiogêne de son récit. Il se trouve que cette information est utilisée à l’encontre d’un·e des inculpé·es de l’affaire du 8 décembre. Tout laisse donc à penser que l’un·e des inculpé·es du 8 décembre faisait partie des personnes concernées par cette « information ». Pendant toute la durée de l’enquête – l’information apparaissant dans la note par laquelle s’ouvre l’enquête préliminaire – , la DGSI utilisera cet argument pour caractériser la dangerosité de cet individu et justifier des demandes de moyens de surveillance toujours plus intrusifs. Après deux années d’instruction, il s’avèrera que cette personne est simplement partie…. en vacances en Colombie. Le juge d’instruction écrira timidement qu’ « aucun élément ne permettait donc d’étayer le renseignement initial ». Mais le mal aura été fait.

[6] La volonté de criminaliser ces parties d’airsoft est particulièrement ironique à l’heure où le gouvernement multiplie des dispositifs comme les « classes défense sécurité globale » où l’armée organise pour des lycéen·nes des parties de tir au pistolet laser… Voir notamment l’article de Politis « Quand l’armée envahit l’école » disponible ici.

[7] Un exemple caricatural de cette position par la presse « de gauche » est, ici encore, offert par Mathieu Suc. Voir notamment sa couverture du procès des Barjols et sa présentation sans aucun recul des unités de « cyber-infiltrations » de la DGSI ici et ici venant au passage relayer le discours policier visant à faire des « messageries privées cryptées » la raison de l’expansion d’un radicalisme d’extrême droite.

[8] Son audition est disponible ici. Voir à partir de 10:20:19 pour la référence à l’affaire du 8 décembre. Voir aussi son intervention sur BFM ici où il utilisait l’affaire du 8 décembre pour dénoncer la « menace d’ultragauche ».

[LundiAM] De Pasqua à Darmanin, l’éternel retour de la théorie de la Mouvance

Permanence et évolution des récits fondateurs de la police politique française, 1986-2023

[Cet article est basé sur les PV de la DGSI sur l’ultragauche (révélées par Iaata.info), utilisés dans l’Affaire du 8 Décembre, dont le procès se tiendra du 3 au 27 octobre.]

Il n’aura échappé à personne que, depuis que M. Darmanin est premier flic de France, il s’efforce de surpasser ses prédécesseurs dans la fabrication d’un Ennemi Intérieur de sa convenance, qu’il a baptisé « l’ultragauche », terme qui, négligeant toute définition ancrée dans la réalité socio-historique.

L’appellation a pour vocation de diaboliser et criminaliser non seulement des pratiques politiques, mais aussi les tentatives de développer des formes de vie résistant aux logiques mortifères du capitalisme tardif. Dans la course au placement le plus près possible de l’ultradroite qui caractérise les manœuvres pré-électorales des politiciens de droite, la stigmatisation de l’ultragauche sert de bannière à une offensive réactionnaire multiforme, qui se traduit aussi bien par la suppression de subventions à tout ce qui, dans l’imaginaire préfectoral, peut être associé au vocable maudit, que par des manœuvres médiatico-policières à grande échelle. C’est dans ce cadre qu’est annoncée la venue de Darmanin « avant fin septembre » sur le Plateau de Millevaches où il devrait parler « effectifs de sécurité et actions contre l’ultragauche. »

C’est dans le même cadre que doit s’ouvrir le 8 septembre, à Niort, un procès contre 8 personnes accusées d’avoir organisé les manifestations de Sainte Soline  : trois membres des soulèvements de la terre, trois syndicalistes (Solidaires, CGT, Confédération paysanne), un membre de Bassines Non Merci. Et c’est bien toujours dans le même cadre que 7 personnes arrêtées le 8 décembre 2020 passeront en procès du 3 au 27 octobre 2023, pour répondre d’un fantomatique « délit d’association de malfaiteurs terroristes ». Mais dans ces deux affaires, si, comme on le verra plus loin, la matrice idéologique des poursuites est la même, la différence de situation saute aux yeux. Dans le cas des Soulèvements, malgré la mobilisation des médias de droite sur la « violence » des manifestants de Sainte Soline et la tentative d’imposer l’idée d’un « écoterrorisme », l’entreprise darmanienne patine notamment grâce au puissant mouvement de solidarité avec les Soulèvements et aux réticences du Conseil d’Etat face au décret de dissolution : pour le procès lui-même, la Secrétaire générale de la CGT annonce qu’elle fera le déplacement pour soutenir les inculpés. Il en va tout autrement dans la deuxième affaire. Dans le cas du 8 décembre, on peut lire un bon résumé de l’affaire ici. Quiconque approche d’un peu près le dossier se rend compte de la faiblesse de l’accusation et de l’importance des enjeux qu’elle charrie, pour tout le monde. Alors, pourquoi la solidarité dont les inculpés du 8 décembre ont bénéficié a-t-elle été très loin d’atteindre l’ampleur de celle qui s’est manifestée autour des inculpés des Soulèvements ? La réponse, paradoxale, est peut-être qu’à la différence de ces derniers, poursuivis pour leur participation revendiquée à un mouvement dans lequel des milliers de personnes se reconnaissent, les interpellé.e.s du 8 décembre n’ont à peu près rien fait. Comme le dit très bien une mise en examen, « comme dans notre histoire, il n’y a pas de faits matériels, les moindres propos relevés font office de preuve et deviennent presque un élément matériel à charge ». Faute d’éléments matériels probants, toute l’accusation repose sur un récit, celui de la DGSI, repris et ânonné ensuite, successivement, par le juge d’instruction et par le Parquet national antiterroriste.

Une littérature engagée, les notes de synthèse

Autant que le tir à la cible, l’art du récit fait partie des compétences indispensables au policier contemporain : on a pu le vérifier a contrario, en bas de l’échelle hiérarchique avec ces rapports de fonctionnaires s’efforçant de couvrir leurs violences derrière des rapports mal ficelés. On en a une illustration plus élaborée dans le dossier de l’affaire du 8 décembre avec les notes de synthèse de la DGSI datées du 13 juillet 2022 intitulées respectivement la « mouvance ultra-gauche » et « la violence et l’ultra-gauche », l’une et l’autre nous offrant rien moins qu’une fresque historique de l’ultragauche à partir des années 70. Aux talents du conteur policier, les magistrats se contentent souvent de substituer la virtuosité dans l’art du copier-coller, puisqu’ils sont la plupart du temps de simples porte-voix du récit des forces de l’ordre, ainsi que le montre la lecture du réquisitoire du Parquet national antiterroriste et l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction Jean-Marc Herbaut. OPJ et magistrats tiennent leur définition de l’objet de leurs préoccupations, dont l’existence justifie qu’on leur verse un salaire pour s’occuper de ça : « la frange de l’extrême-gauche non légaliste, qui rejette les partis et prône l’utilisation de la violence pour aboutir à la transformation de la société. » Voilà ce que c’est, selon eux, que l’ultra-gauche. A quoi vient s’ajouter cette précision, qui laisse perplexe : « elle trouve son origine chez les anarchistes italiens au 19e siècle » (Herbaut copiant l’OPJ). Cette pittoresque incursion dans l’Histoire évite bien sûr de signaler ce fait massif, à savoir que le recours à des formes d’illégalisme fait partie de la tradition du mouvement ouvrier, des négociations par l’émeute du XIXe siècle aux sabotages appuyant les grèves de 1947 et à 68, et de tous les mouvements populaires en général, et que ces illégalismes, cf les interventions de la FNSEA devant des préfectures, n’ont pas toujours entraîné la mobilisation de la rhétorique antiterroriste et des services du même nom. Il est vrai que le terme « violence » n’est pas défini, et qu’en particulier la distinction fondamentale entre violences sur les êtres vivants et violence sur les choses n’est jamais opérée. Ce qui permet de classer parmi les actions de l’ultragauche aussi bien la « multiplication des squats, des manifestations violentes ainsi que des dégradations de magasins ou de matériels urbains », que « l’occupation du plateau du Larzac, la grève des LIP, l’occupation de la rédaction du journal Libération en octobre 1977 » : population paysannes s’opposant à l’extension d’un camp militaire, ouvriers grévistes, lecteurs de Libération mécontents du traitement par « leur » journal de l’affaire Baader, tous ultragauche !

Cette indistinction dans une sorte de magma où jamais ne sauraient apparaître les réflexions politiques structurant les débats à l’intérieur des groupes et mouvements présente l’avantage d’établir une sorte de continuité fatale entre les squats, les occupations, le bris de vitrine et la création d’organisations clandestines pratiquant l’assassinat politique. C’est ce qu’on appelle la théorie de la Mouvance. Toutes les considérations socio-historiques qui s’étalent sur des dizaines de pages, de procès-verbaux de synthèse en « préambules sur la mouvance », n’ont, en cette affaire, qu’une fonction : combler le vide d’un dossier où aucune espèce de projet d’attentat et encore moins aucun début d’exécution n’a été mis en évidence.

La Mouvance dans tous ses états

Il y a une continuité indéniable de Pasqua à Darmanin. Le Corse qui se targuait de « terroriser les terroristes » a mis le pied à l’étrier à Sarkozy, dont Darmanin est le bébé politique, celui par lequel il compte sans doute esquiver la suite de ses ennuis judicaires. Il n’est donc pas abusif de remonter à l’époque où Pasqua, l’ancien du Service d’Action Civique et de Ricard, était à l’Intérieur.

En avril 1986, à la suite d’un attentat manqué contre le vice-président du Centre national du patronat français (ancêtre du Medef), revendiqué peu après par Action Directe, 53 personnes étaient interpellées, dont 6 étaient inculpées pour divers délits. Dès le départ les liens entre les inculpés et AD paraissaient difficiles à démontrer. Assez rapidement, policiers et magistrats reconnaîtraient qu’ils n’existaient pas mais les médias qui avaient proclamé à l’envi qu’un coup dur avait été porté à AD s’abstinrent de le signaler. Le Comité contre la paranoïa policière écrivait : « Une fois de plus la trilogie police- justice-médias fonctionne à plein. A grand renfort de constructions et de mensonges purs et simples, des journalistes tracent le portrait d’un milieu supposé servir de terreau au « terrorisme », l’image des attentats aveugles [perpétré par des services moyen-orientaux, note de 2023] servant à diaboliser un « milieu ». Après cela, on peut continuer à perquisitionner, interpeller à tour de bras, (.…) Un gouvernement en quête de « différence » aura réussi à vendre à l’opinion son image d’anti-laxisme. Au passage, on voudrait en profiter pour terroriser les quelques centaines de personnes qui, en France, ne se reconnaissant toujours pas dans le grand consensus libéral. »

Sachant que, depuis les années 80, l’opposition au modèle ultralibéral a vu ses rangs se gonfler au point qu’il ne faut plus parler de quelques centaines mais de millions de personnes, on notera plus de similitudes que de dissemblances dans les situations, avec notamment la permanence, dans le discours gouvernemental, de narrations théorisées et vendues depuis quarante ans par d’indéracinables « spécialistes », comme les indéboulonnables Alain Bauer et Xavier Raufer.

En 1989, dans L’antiterrorisme en France ou la terreur intégrée (La Découverte), je citais une interview de Raufer à la revue L’Histoire dans laquelle il parlait de la nécessité de « calmer certains intellectuels qui peuvent parfois se laisser aller à fournir des justifications à des actes violents » et expliquait qu’il fallait cerner la « mouvance », le « vivier » d’Action Directe, « pour la pénétrer et la rendre progressivement impraticable au groupe clandestin. » Je commentais en ces termes : « On appréciera (…) la phrase concernant les intellectuels, où la menace sourd de la litote. Quand on sait qu’à l’époque où est parue cette interview, la théorie du « vivier » et de la « mouvance » a été utilisée par Ch. Pasqua pour une série de gesticulations policières qui se sont traduites par de nombreux abus fort peu respectueux des « règles de l’Etat de droit », et par des constructions médiatiques passablement dangereuses pour les individus qu’elles mettaient en cause, on peut douter de la « mesure » du personnage. » On pouvait d’autant plus en douter que les accointances de Raufer avec l’extrême-droite ne se limitaient pas à une jeunesse dans les rangs d’Occident, puisqu’ en 1982, il dédiait encore son livre Terrorisme, maintenant la France ? à un ancien thuriféraire du nazisme, Claude Harmel.

S’il y a beaucoup de similitudes entre la théorie de la mouvance telle qu’elle fonctionnait dans les années 80 et telle qu’elle est utilisée aujourd’hui, il y a tout de même, dans la pratique réelle, une différence de taille, un gigantesque détail qui change tout : il n’existe pas dans la France des années 2020 une organisation qui pratique l’assassinat politique – et c’est heureux. C’est un point qui n’a pas été assez relevé, et qui signale pourtant la maturité politique des mouvements d’action directe contre la domination capitaliste. En dépit de la férocité toujours plus grande de la répression contre les débordements hors des parcours balisés de la vieille politique, malgré l’accumulation des raisons d’éprouver une colère incoercible contre la flicaille assassine et éborgneuse et contre les politiciens qui la servent et s’en servent, tout se passe comme si la leçon avait été tirée des années dites « de plomb » : le terrain de l’affrontement militaire n’est pas celui de la transformation sociale. Les Etats seront toujours mieux armés que nous pour faire la guerre. Des débordements de manifs aux Zad, des gilets jaunes aux Soulèvements, et même jusqu’aux révoltes de juillet où personne n’a essayé de tuer des flics, l’ingéniosité avec laquelle les rebelles évitent le piège des pratiques meurtrières est d’autant plus remarquable qu’en face, on utilise des « armes à létalité réduites » qui ne cessent de tuer.

Le retour du décèlement précoce

Contre cette intelligence collective, la nouvelle mouture de la théorie de la Mouvance tente un retournement logique. Il ne s’agit plus de montrer qu’il existerait un « vivier » d’une organisation existante, mais la « mouvance » d’une organisation à venir. L’insistance de policiers et magistrats sur l’histoire racontée à leur manière – c’est-à-dire en partant des prémisses supposées d’AD et en s’étendant longuement sur l’histoire de cette organisation combattante sert à ça : mettre l’accent sur l’organisation « terroriste » comme devenir inévitable des mouvements présents. Ici intervient une mutation décisive de la théorie de la Mouvance introduire par les Dupont et Dupond de l’antiterrorismes : la notion de « décèlement précoce ». Dans leur livre paru en 2009, La Face noire de la mondialisation, Raufer-Bauer expose leur trouvaille : il faut s’attaquer aux nouvelles menaces quand elles ne sont encore qu’un « bourgeon », et cela grâce au regard d’experts formés par eux. Anecdote significative racontée dans mon bouqin La Politique de la Peur (Le Seuil, 2011) : « Président du groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie, Bauer répond le 19 novembre 2009 à une interview de Libération à propos de deux nouveaux fichiers (pouvant intégrer des mineurs de 13 ans) créés par Hortefeux en prenant prétexte de 18 vitrines brisées à Rouen : « il s’agit de fichiers de renseignements sur des personnes qui n’ont pas encore commis d’actes répréhensibles mais qui sont susceptibles de le faire. »

« Ils n’ont rien fait mais ils étaient susceptibles de le faire » : c’est au nom d’un récit de ce genre que des gens qui, pendant un an, ont été suivis et écoutés sans qu’ils esquissent jamais le moindre projet d’attentat sont pourtant accusés d’en avoir nourri un. C’est avec cette histoire à la Minority Report, mais beaucoup moins passionnante que le film, qu’on essaie de donner une portée incriminante à de pseudo-indices tels que la présence d’arme de chasse dans des maisons, le jeu avec de gros pétards, l’utilisation de logiciels de chiffrements (comme vous en utilisez tous j’espère), et la participation d’un camarade au combat contre Daesh dans cette entité du Rojava pourtant protégée par l’aviation américaine et avec laquelle l’Etat français négocie le traitement des prisonniers daeshiens.

C’est au nom de ce récit que Libre Flot, le camarade en question, a subi seize mois de détention à l’isolement, et que d’autres ont été emprisonnés pendant de longs mois. C’est au nom de ce récit qu’aujourd’hui, au mépris de la vérité, Gérald Darmanin utilise l’exemple de l’affaire du 8 décembre pour invoquer le « danger de l’ultragauche » quand il est auditionné par le Sénat sur Sainte Soline ou interviewé par BFM.

Comme le disait pourtant la Commission nationale de contrôle des renseignements dans son 7e rapport d’activité 2022 : « les seules velléités proclamées, y compris dans des termes radicaux, de renverser les institutions en place, quand bien même elles seraient partagées au sein d’un groupe de personnes adhérant à la même idéologie, ne suffisent pas à elles seules à caractériser un risque d’atteinte à la forme républicaine des institutions au sens de la loi.Prise isolément, l’appartenance à une mouvance ou un groupuscule appelant de ses vœux un renversement des institutions, la participation à des manifestations contestataires, l’hostilité affichée envers les valeurs républicaines et l’État français, l’installation de formes communautaires « expérimentales » ne sont pas non plus, en elles-mêmes, suffisantes pour justifier qu’une technique de renseignement soit mise en œuvre sur le fondement de cette finalité. » Il est seulement dommage qu’à notre connaissance, les avis de la CNCR, dans la réalité pratique et quotidienne des enquêtes, compte pour du beurre, comme le démontre d’ailleurs le déroulé cette affaire.

C’est pourquoi il faudra suivre de près le déroulement du procès qui se tiendra du 3 au 27 octobre à Pars. Il s’agit de rien moins que de s’opposer à des pratiques policières et judiciaires qui peuvent concerner, à terme, quiconque voudrait penser et agir en dehors des clous du légalisme le plus étouffant. Chacun sait que ce monde n’échappera à la catastrophe qu’au prix d’un changement profond de société. Et aucune société n’a jamais été changée dans le strict respect de ses lois et règlements.

Serge Quadruppani