La Défense des inculpé·es du 8/12 alertent sur les glissements dangereux de l’antiterrorisme

Le 8 mars 2021, l’agent 1273SI rédige un Procès-Verbal de « recherches en sources ouvertes » depuis les locaux de la DGSI à Levallois-Perret. La recherche porte sur un numéro retrouvé dans le téléphone d’une personne arrêtée 2 mois après le 8 décembre 2020 puis relachée sans suites après deux jours de GAV. C’est un numéro de la LegalTeam de Paris.

L’agent va ensuite s’orienter vers un article de conseils juridiques pour les lycéen·nes qui souhaitent bloquer leurs établissements dans le cadre de mouvements sociaux dans lequel apparait la liste des avocat·es de la LT de Paris. L’agent constate par « corrélation » que certains des ces avocat·es ont été choisis par certains mis en examen.

Il constate également qu’une personne, elle aussi arrêtée, placée en GAV mais libérée sans suite, a utilisé ce numéro à 4 reprises.

L’agent va faire des recherches sur d’autres LegalTeam pour vérifier si les autres avocat·es en font partie. Il trouve le nom de l’une d’elle dans un document de la LT de Rouen « Arrestations – garde à vue 6 points essentiels ».

On ne comprend absolument pas ce que fait ce PV de renseignement dans ce dossier, cela n’ayant rien à voir avec les faits reprochés. Me BOUILLON fera remarquer au Tribunal qu’aucune recherche n’a été effectuée sur l’Airsoft, alors que c’est un point sur lequel reposent des soupçons, par contre la DGSI et le PNAT ont cru pertinent d’ajouter ces informations sur le choix des avocat·es.

Comment ne pas y voir une volonté de criminaliser l’activité militante de ces avocat·es, afin de saper leur Défense et d’élargir à ces dernier·ères le spectre de la présomption de culpabilité au delà des mis·es en examen, comme cela a été fait pour leurs proches ?

Le PNAT reviendra dessus dans son réquisitoire sur ce qu’il nomme « l’opposition concertée à la manifestation de la vérité« . Manifestement, il est insupportable pour ces magistrats radicalisés que des personnes puissent s’exprimer librement, surtout quand elles démentent les fantasmes avérés de la DGSI.

Au cours des audiences, le PNAT demandera plusieurs fois aux mis·es en examen : « avez-vous l’habitude de prévenir vos avocat·es avant de comettre un délit ?« . Les preuves s’estompant à mesure que le procès avance, le PNAT pointe désormais le soupçon du mensonge pour faire tenir le scénario initial de la DGSI.

Il est difficile de ne pas voir dans le jeu du PNAT la lente chute vers la légitimation de formes de tortures blanches.

En effet, alors que les propos obtenus en GAV dans les geôles de la DGSI sont contestés par les prévenu·es: avec des preuves d’écriture de faux par les agents, mais aussi de pressions psychologiques intenses, des « off » nauséabons, des mensonges pervers, des menaces (15 années de prison), des analyses de personnalité (basées sur plusieurs mois d’écoutes), des menaces d’agression sexuelle et des administrations de Tramadol et d’Antarax ; le PNAT s’évertue à s’appuyer sur ces propos et à instiller la présomption de mensonge sur les déclarations faites devant le Tribunal, en concertation avec les avocat·es. C’est un glissement dangereux et grave.

On a pu voir comment des élus d’extrême-droite assimilent les avocat·es en antiterrorisme aux « terroristes » qu’ils défendent. On a pu voir à Bure le Parquet tenter d’inclure un avocat dans l’association de malfaiteurs. On voit dans des pays où l’antiterrorisme s’est sur- développé que les avocat·es sont toujours les prochain·es sur la liste, à l’instar des journalistes, des artistes, des activistes, syndicalistes, etc. La Turquie et la Russie en sont des exemples effrayants.

Nous dénonçons l’extension dangereuse de la présomption de culpabilité et la lente extension du non-droit planifiée par le PNAT. L’antiterrorisme est l’avant-garde de la deshumanisation.

Soutien812bzh.

Le Syndicat des Avocats de France dénonce : « Au-delà de la grossièreté d’un tel sous-entendu, il est surtout incroyablement dangereux et alarmant dans ce qu’il révèle de la conception des droits de la défense de la part du Ministère Public, et donc du ministre de la Justice, pourtant ancien avocat, et de la DGSI.« 

Le Conseil National des Barreaux dénonce : « l’existence même d’un tel procès-verbal ayant conduit à commenter ou même à simplement rapporter les modalités du choix d’un avocat qui, par les sous-entendus qu’il induit, laisse entendre que ce choix serait considéré comme un indice de la commission d’une infraction ; et la violation par le Ministère public du principe d’impartialité auquel il est tenu en vertu de l’article 31 du code de procédure pénale.« 

La Défense des inculpé·es du 8 décembre dénonce : « la façon dont la police et le parquet se sentent pousser des ailes, dès qu’il s’agit de terrorisme, quitte à oublier quelques principes de base.« 

L’Association des Avocats Pénalistes dénonce : « toute forme de pression mise en oeuvre la Défense et l’exercice de ses droits.« 

#Procès812 : un procès politique contre la gauche d’en bas.

Le procès des inculpé·es du 8 décembre a démarré ce mardi 3 octobre dans une ambiance tendue. Vous pouvez suivre les chroniques publiées chaque jour sur AuPoste ! et les compte-rendus de la première semaine d’audience.

L’audience est publique, du mardi au vendredi, à partir de 13h30. Le verdict est prévu pour le vendredi 27 octobre, venez nombreux·ses pour soutenir les camardes !

Cette première semaine d’audience aura validé une certitude : ce procès est guidé par la présomption de culpabilité et ce sont les opinions politiques des inculpé·es qui sont criminalisées.

Si Olivier Cahn dénonce dans le reportage de Blast ! une association entre le « terrorisme » et l’« action directe », les enjeux de ce procès vont pour nous bien plus loin car en l’occurrence: aucune action directe n’est reprochée aux inculpé·es.

C’est sûrement le cas pour les opérations menées par la SDAT ces derniers années (Ivan Alocco, 15 Juin Limousin, Lafarge), mais concernant l’affaire du 8 décembre, les enjeux répressifs vont bien au-delà de la répression de l’action directe. L’enjeu principal est, non pas d’étendre l’interprétation du « terrorisme » dans le droit à ce qui relèverait de dégradations et de sabotages, mais plutôt de créer les possibilités légales de réprimer des engagements politiques révolutionnaires (vrais ou supposés) dans le cadre du « pré-terrorisme ».

Les exemples de l’évolution de la législation antiterroriste turque, italienne ou étasunienne sont parfaitement illustratifs de cette stratégie qui vise à long terme à faire entrer toute expression subversive dans le champ répressif de l’antiterrorisme.

Comme l’écrit le PNAT dans son réquisitoire : « l’ultragauche est multiple et protéiforme » et son action va de la distribution de tracts à l’engagement armé, en passant par toutes les formes de militantisme (la quasi-entièreté étant légales : syndicalisme, associatif ou autonome).

Le PNAT se place dans la droite lignée des doctrines de « contre-subversion » théorisées par les militaires de la DGR, enseignées dans leurs « écoles du terrorisme » et appliquées cruellement pendant la guerre d’Algérie (voir Terreur et Séduction de Jérémy Rubenstein et L’Ennemi Intérieur de Mathieu Rigouste). Cette doctrine considère qu’il existe un mécanisme de « pourrissement révolutionnaire », qui partirait des actions de « basse intensité » et aboutirait au renversement de l’État. Il faut donc, pour maintenir l’ordre et la sécurité à moindre frais, tuer dans l’oeuf.

Là est l’enjeu répressif du procès des inculpé·es du 8 décembre. C’est d’ailleurs mot pour mot ce qui est au cœur des soupçons contre les inculpé·es : iels auraient aimé l’idée de « renverser l’État ».

« Un procès qui va mal se passer » : la Défense en tension.

Ce procès est un moment clé du processus de fascisation mondiale dans sa déclinaison française. Rien d’étonnant donc que les juges aient méticuleusement refusé toutes les demandes de la Défense dès le premier jour.

Selon le PNAT, il n’y a aucune raison de « douter de la loyauté » des agents de la DGSI. La juge semble approuver. Son pouvoir de faire citer de force des témoins ne sera pas appliqué pour 1207SI et 856SI, auteurs de plus de 150 PV au dossier, dont beaucoup présentent des « erreurs matérielles ».

Aucune raison non plus de renvoyer l’audience au jugement du Conseil d’État qui doit statuer sur la légalité des écoutes administratives à l’encontre de Libre Flot depuis son retour du Rojava. C’est la productivité de l’appareil judiciaire qui prime.

Ce procès qui « commence très mal » selon Kempf, risque aussi de se finir très mal. Un retard d’au moins une journée est déjà pris et les sujets les plus importants ont été mis à la fin au risque de passer à la trappe : la question du « projet » et de la « clandestinité » (par les moyens de communication).

« Pour mieux vous connaître » : pathologisation des victimes de la barbarie policière.

Suite à cette première journée de refus d’entendre la Défense, deux journées d’audience ont été consacrées à « la personnalité des prévenu·es ». Leurs parcours de vie et leurs états d’âme les plus intimes sont ainsi passés au crible pendant en moyenne deux heures par inculpé·e.

Les profils de chacun·e, liés à des parcours de grosse galère parfois ; et de liberté et de projets d’autonomie face à l’avenir le plus souvent ; ne semblent guère intéresser les magistrates que dans leur potentialité « violente » et pathologisante.

Les questions reviennent en permanence sur : les addictions (drogues et alcool), la période de confinement, les traumatismes liés aux violences policières sur les ZAD.

Les juges sont obnubilées par le ressentiment que pourraient avoir les inculpé·es face à « des mains arrachées, des viols par la police » et à « la mort » de Rémi Fraisse, assassiné par un gendarme armé d’une grenade.

Le sous-titre est clair et nauséabond : vous avez des traumas et de la haine anti-flics, ce qui vous rend fragile et dangereux vu les faits reprochés. Ou comment les horreurs commises par les flics sont retournées pour tenter de criminaliser les compagnon·es du 8 décembre.

Un exemple effarant :

– une juge assesseure revient sur l’enfance de Svink et un accident de scooter dont il paye encore les frais aujourd’hui. Il a 39 ans, il en avait 15 à l’époque. Il est renversé par un ivrogne au volant, un flic en fin de service. Il voit ensuite débarquer sur son lit d’hôpital, le flic et ses collègues qui font pression sur lui pour qu’il ne porte pas plainte. La juge ne se questionnera pas sur le dénouement, mais sur les liens avec son tatouage « ACAB » et surtout, les « faits » qu’on lui reproche aujourd’hui, 21 ans plus tard, à savoir : être passionné d’effets spéciaux et avoir le droit de manipuler des matières « actives », – mais pas avec quelqu’un qui revient du Rojava semblerait-il.

« Au nom du peuple français » : les critiques universitaires érigées en intentions terroristes.

« Nous ne sommes pas là pour vous juger sur vos opinions politiques » affirmait la Présidente le premier jour d’audience, laissant la salle plus que dubitative. Le doute s’est très vite levé les jours suivants, lorsque -entre autres- Camille a dû s’expliquer pendant une heure sur une lettre adressée au juge d’instruction dans laquelle des sociologues et historien·es critiques de la justice étaient cité·es.

Elle avait lu en détention des ouvrages tels que : « Sous l’œil de l’expert. Les dossiers judiciaires de personnalité » de Ludivine Bantigny et Jean-Claude Vimont ; « Mauvaise graine. Deux siècles d’histoire de la justice des enfants » de Véronique Blanchard et Mathias Gardet ; ou encore la criminologue Louk Hulsman citée dans « Crimes et Peines » de Gwenola Ricordeau.

Selon l’assesseure donc, les citations suivantes « en disent long » sur ses opinions politiques ; et par glissement dangereux sur « les faits que l’on vous reproche » :

« Le face à face entre les mots des jeunes et ceux des experts est d’une violence inouïe. Il en dit long sur les préjugés de classe, le sexisme et le racisme qui prévalent alors conduisant à des décisions de justice aberrantes, lourdes de conséquences pour une jeunesse certes surveillée mais ni écoutée ni entendue. »

« Arc-boutés à la conviction de mesurer scientifiquement la personnalité des individus, médecins, psychologues, éducateurs et magistrats finissent par les enfermer, au cœur de leurs dossiers, dans des catégories souvent figées qui déterminent tour à tour le destin de la personne jugée. »

« La notion d’illégalisme permet de mettre à jour la fausse neutralité des catégories juridiques qui représentent « l’ordre » et le « désordre » comme des faits historiques stables et universels, comme des faits objectifs dépourvus de tout jugement de valeur ».

La juge assesseure va très vite laisser tomber les questions de personnalité pour s’enfoncer dans un face à face agressif : « La juge que je suis se doit de vous poser la question » assènera-t-elle avant de stupéfier la salle en s’écriant : « Le Tribunal rend la Justice au nom du peuple français ! ».

Cette démonstration d’autoritarisme suscitera des réactions de soutien dans la salle, que le Procureur fera sanctionner immédiatement (par l’expulsion d’une personne). La mère, le père, le frère et des proches de la mise en examen sortiront en guide de protestation.

Inscrivez greffier : dans la France de 2023, on ne critique pas la justice ; le concept universitaire de « criminalisation » est un « néologisme » ; et un mémoire de littérature une pièce à conviction dans un dossier terroriste.

« Pouvez-vous être à deux endroits en même temps ? » : la DGSI et la fiction judiciaire.

Certains disent, dans le monde pénal, que les renseignements intérieurs ont gardé un réel traumatisme du fiasco de l’affaire dite « de Tarnac ». C’est sûrement faux : les effectifs ont largement changé et leur image a été redorée jusque dans la gauche radicale (grâce aux attentats djihadistes et les sources de Médiapart).

Cependant on remarque d’autres types de troubles dont l’ensemble de la chaîne pénale présente des symptômes : la paranoïa et la mythomanie.

Nous avions déjà ironisé sur le fait qu’une « chouette team » puisse devenir, -passant le prisme d’un agent de la sécurité intérieure sous pression politique-, une « shot team ». Cette fois, nous avons d’un côté une sonorisation qui enregistre ce que Svink fait : « tapoter avec un marteau et une spatule dans un plat » (selon ses explications). Et de l’autre côté, un rapport de filature qui affirme entendre « des tirs d’airsoft en rafale ». Encore un PV faux qui en dit long sur la subjectivité des agents.

Mais la supercherie policière prend toute sa gravité quand elle fait loi en terminant dans la tête d’une juge. Ce n’est qu’à la fin de l’audience qu’on se rendra compte que, plusieurs heures durant, un inculpé a été sommé de s’expliquer sur des propos qu’il n’a pas tenu il y a trois ans.

Il aura fallu attendre qu’un avocat demande à passer l’audio « original » d’une sonorisation pour qu’on se rende compte que les propos retranscrits n’ont tout simplement pas été dits.

L’extrait en l’occurrence était une phrase banale : « il faudra prendre des bonnes habitudes » transformée en « prendre des objectifs ». Qu’est-ce que ces objectifs, demandait la juge solennellement ? Que peut bien cacher cette phrase ? Tout simplement, rien.

Ni la juge, ni le PNAT n’ont pris la peine de vérifier leur sources. Pas plus que la juge ne se soit renseignée sur la loi concernant le statut d’artificier. Une vraie parodie qui se donne des airs graves.

Les retranscriptions de sonorisations sont pourtant la matière première de ce dossier explosif, raison pour laquelle la Défense demandait la citation des deux agents les plus prolifiques. Des expertises sont réalisées sur la base de ces retranscriptions, des accusations graves aussi. Tout laisse à penser que des manipulations opérées par les agents eux-même rendent beaucoup de retranscriptions fausses.

La juge était pourtant prévenue.

Relaxe pour les inculpé·es du 8 décembre !

Objet : refus d’une enquête de personnalité et des expertises psychologique et psychiatrique.

Lettre considérée comme indice d’intentions terroristes par la justice française en 2023.

À Jean-Marc HERBAUT,
Juge d’instruction antiterroriste
Tribunal Judiciaire de Paris
Parvis du Tribunal de Paris
75859 PARIS CEDEX 17

Objet : refus d’une enquête de personnalité et des expertises psychologique et psychiatrique.

Monsieur,

Je reviens vers vous à la suite du refus exprimé par mes conseils de me soumettre à l’enquête de personnalité et aux différentes expertises ainsi que mon refus de répondre aux questions de l’enquêtrice venue me rencontrer à la Maison d’Arrêt des Femmes de Fleury-Merogis.

Je tenais par ce courrier à vous réaffirmer mon refus mais surtout à vous en expliquer les raisons.

Si je comprends que la demande de ces enquêtes s’inscrit dans le protocole du traitement des affaires criminelles, je tiens tout d’abord à rappeler que je refuse le chef d’inculpation pour lequel je suis poursuivie. Il me semble en outre que la démarche même de ces enquêtes est problématique pour plusieurs raisons.

Les mois d’enquête préliminaire dont j’ai fait l’objet n’ont visiblement servi qu’à dresser un portrait falsifié de ma personne, ne retenant de mes mots et de mes activités qu’une infime partie, toujours décontextualisée et uniquement destinée à m’incriminer au détriment de tout autre élément me caractérisant.

N’est il pas alors ironique que l’appareil judiciaire cherche désormais à déterminer qui je suis ? Ce processus réducteur m’ayant déjà valu plusieurs mois de détention provisoire, n’est il pas étrange de vouloir me soumettre à de telles enquêtes et expertises alors même que la possibilité de me décrire et de m’auto-identifier m’a préalablement été enlevée ? Et comment croire en la sincérité et en l’objectivité de telles enquêtes après avoir observé l’emploi d’une telle méthodologie ?

La sociologie nous enseigne depuis des décennies qu’il ne peut y avoir d’expertises neutres lorsque la personne est préalablement mise en situation d’infériorité (physique, psychologique, morale, etc…). Lorsque Véronique Blanchard décrit « l’aridité des rapports médicaux et sociaux aux allures d’autopsie » je ne peux déjà m’empêcher de penser aux rapports de la DGSI par lesquels vous m’avez rencontrée, ainsi que mes co-inculpés, et dans lesquels des moments de nos vies ont été machinalement disséqués, vidés de leur contenu et décontextualisés à foison.

Il apparaît dès lors dans ce type d’enquête que la personne s’efface pour devenir un « sujet », observé, analysé, comme je l’ai déjà vu noté dans plusieurs rapports joints à ce dossier. Je ne suis pas un sujet et je ne pense pas qu’une personne m’ayant vue une fois dans un contexte si particulier soit apte à retranscrire un portrait fidèle de qui je suis.

Il ne fait guère de doute pour moi que ces nouvelles enquêtes demandées constitueront, une fois de plus, autant de filtres déshumanisants et d’écrans posés sur des propos, mettant inéluctablement à distance la personne expertisée de son interlocuteur.

Les analyses de ce types de processus sont nombreuses. On peut parmi elles retenir les constats implacables de Véronique Blanchard ainsi que Mathias Gardet ou encore ceux exposés dans le recueil d’analyses de Ludivine Bantigny et Jean Claude Vimont :

« Le face à face entre les mots des jeunes et ceux des experts est d’une violence inouïe. Il en dit long sur les préjugés de classe, le sexisme et le racisme qui prévalent alors conduisant à des décisions de justice aberrantes, lourdes de conséquences pour une jeunesse certes surveillée mais ni écoutée ni entendue. »

« Arc-boutés à la conviction de mesurer scientifiquement la personnalité des individus, médecins, psychologues, éducateurs et magistrats finissent par les enfermer, au cœur de leurs dossiers, dans des catégories souvent figées qui déterminent tour à tour le destin de la personne jugée. »

Ainsi, au vu de la présomption de culpabilité incessante et harassante à laquelle nous faisons face dans ce dossier, je ne peux que vous demander sous quelles « normes d’époque » mes propos sont-ils et seront encore analysés, interprétés et jugés ?

Pour finir, si l’incapacité de ces enquêtes à répondre à la recherche d’objectivité qui serait leur mission première ne fait plus de doutes, il me semble important de souligner que, comme le fait remarquer le criminologue Louk Hulsman, « la notion d’illégalisme permet de mettre à jour la fausse neutralité des catégories juridiques qui représentent « l’ordre » et le « désordre » comme des faits historiques stables et universels, comme des faits objectifs dépourvus de tout jugement de valeur ».

En effet, si l’auteur insiste sur le fait que « le crime n’a pas de réalité ontologique », il souligne par ailleurs la difficulté d’expression et de défense des personnes qui en sont accusées : « Les conflits qui se produisent dans la société entre des personnes ou des groupes sont définis dans le système pénal non pas selon les termes des parties impliquées, mais plutôt en terme de régulation (droit pénal) et d’organisation du système lui même. Les parties directement impliquées dans un conflit n’ont que peu d’influence sur le cours des événements dès lors que le problème a été défini comme criminel et a été pris en charge en tant que tel par le système ».

Dans un soucis de manifestation de la vérité, ceci laisse entrevoir en quoi il est important de réhabiliter largement la parole des accusé·es et judiciarisé·es. Cela montre aussi l’importance de ne pas laisser la justice s’auto-alimenter dans ses propres mécanismes psycho-institutionnels.

Alors que cette enquête semble reposer bien plus sur de la présomption et de l’interprétation que sur ce qui pourrait être considéré comme des preuves ou des faits par la justice, vous comprendrez ainsi que je ne peux me permettre de laisser mes propos en proie à des tels mécanismes.

Je réaffirme alors par la présente ma capacité à parler par moi même et pour moi même.

En vous souhaitant bonne réception de ce courrier.

Camille,

Le 3 novembre 2021.

[LeMonde] « Affaire du 8 décembre 2020 » : un procès pour terrorisme d’ultragauche sur des bases fragiles

Sept personnes sont renvoyées à partir du 3 octobre devant le tribunal correctionnel de Paris. Ce dossier terroriste d’ultragauche est le premier à être jugé depuis le groupe Action directe, dont le dernier procès remonte à 1995.

C’est un groupe qui n’a pas de nom. Un groupe dont la plupart des membres ne se connaissent pas. Un groupe sans lieu ni objectif défini. Bref, ce n’est pas vraiment un groupe. Mais cela n’a pas empêché les jugesantiterroristes de renvoyer sept individus – six hommes et une femme – classés politiquement à l’ultragauche devant un tribunal pour « association de malfaiteurs terroriste ». Leur procès doit se tenir du 3 au 27 octobre devant la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris. Ils encourent jusqu’à dix années de prison.

De la note initiale de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel en passant par le réquisitoire définitif du Parquet national antiterroriste (PNAT), que Le Monde et Télérama ont pu consulter, ce dossier n’a jamais de nom, mais sa lecture donne l’impression d’une volonté de construire une menace terroriste d’ultragauche.

Généralement, les services antiterroristes trouvent rapidement une façon de désigner une affaire, que ce soit par le procédé utilisé, la date ou le lieu d’un attentat projeté, le repaire du groupe ou le nom de son leader. Il y a ainsi eu « le groupe de Tarnac », « l’attentat des bonbonnes » ou « la cache d’armes d’Argenteuil ». Là, rien. Ou plutôt une appellation manuscrite apposée sur certains procès-verbaux de surveillance au début de l’enquête : « punks à chiens ». Certains prévenus y voient une forme de mépris. Les comités de soutien des mis en cause ont fini par choisir la date de leur arrestation pour désigner leur affaire : ils sont devenus « les accusés du 8 décembre ».

« Comportement clandestin »

Ce dossier terroriste d’ultragauche est le premier à être jugé depuis le groupe Action directe, qui a ensanglanté la France dans les années 1980 et dont le dernier procès remonte à 1995. Le fiasco judiciaire de Tarnac, jugé, lui, sans qualification terroriste au bout de dix ans, s’est terminé par une relaxe générale en 2018. Par quelque bout qu’on le prenne, le dossier tient essentiellement sur une seule personne : Florian D., qui se fait appeler désormais « Libre Flot ». Agé de 39 ans, ce militant anarchiste est parti combattre au Kurdistan syrien aux côtés des Unités de protection du peuple (YPG), des brigades intégrées aux Forces démocratiques syriennes contre l’organisation Etat islamique (EI), d’avril 2017 à janvier 2018.

C’est pour cette raison qu’il fait l’objet d’une surveillance administrative de la DGSI depuis son retour. Autour de lui, six personnes gravitent, dont une femme, Camille B., qui entretient une relation amoureuse avec lui. Ces six personnes ne se connaissent pas vraiment les unes les autres : Camille B., 33 ans, Simon G., 39 ans, et Manuel H., 39 ans, ne connaissent pas les autres mis en cause et n’ont de lien qu’avec Florian D. ;William D., Loïc M. et Bastien A., qui ont tous 34 ans, ont rencontré Florian D. sur la ZAD du barrage de Sivens (Tarn) et ont un projet commun de fabrique de jus de fruits artisanaux.

Début 2020, une note de la DGSI, un service de police antiterroriste et de renseignement intérieur tout à la fois, alertait sur les activités de Florian D., soupçonné de vouloir mettre sur pied « un groupe violent »,dont les membres adopteraient un « comportement clandestin », dans le but de « commettre des actions de guérilla et des actions violentes contre des cibles institutionnelles ».

Pour l’avocat de Florian D., Me Raphaël Kempf, cette note est à la racine de l’instruction judiciaire qui en découle : « Si on lit bien la note de judiciarisation de la DGSI, qui a conduit à l’ouverture d’une enquête préliminaire, on voit bien qu’il y a eu des violations de la vie privée des personnes visées. Elles ont été écoutées dans un cadre privé, sans contrôle judiciaire effectif. Or, nul ne sait dans quel cadre ont eu lieu ces écoutes administratives. Ont-elles été effectuées dans le cadre de la loi de 2015 sur le renseignement ? » L’avocat a déposé un recours devant la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, qui l’a transmis au Conseil d’Etat, où il est en cours d’examen.

Le PNAT se saisit de la note de la DGSI et ouvre une enquête préliminaire, le 7 février 2020. Le 20 avril, des juges d’instruction sont saisis dans le cadre d’une information judiciaire, signe que le dossier est pris au sérieux. Mais il ne se passe plus grand-chose.Les faits les plus graves, qui seront finalement visés par l’ordonnance de renvoi, ont déjà eu lieu.

A l’été et à l’automne 2020, les pièces versées au dossier vont même en décroissant. Les écoutes sont de peu d’intérêt, seule la sonorisation du camion dans lequel vit et se déplace Florian D. vient alimenter quelque peu le dossier. Or, en novembre 2020, les enquêteurs apprennent que Florian D. a l’intention de vendre son camion et de partir à l’étranger. Il est alors décidé, au terme d’une réunion le 19 novembre 2020 entre la DGSI, le PNAT et le juge d’instruction Jean-Marc Herbaut, d’interpeller les mis en cause. Le coup de filet a lieu le 8 décembre 2020, les mises en examen de sept des onze interpellés, appréhendés dans toute la France et ramenés au siège de la DGSI,sont prononcées le 11 décembre.

Airsoft, pétards et sacs d’engrais

Les faits reprochés tiennent en quatre « moments » et quatre lieux. Du 11 au 13 février 2020, Florian D., Manuel H. et Loïc M. se réunissent à Pins-Justaret (Haute-Garonne), où ils pratiquent l’airsoft (un jeu d’équipes utilisant des répliques en plastique d’armes à feu). Entre le 14 et le 17 février 2020, Florian D. et Simon G., qui travaille comme artificier à Disneyland Paris, expérimentent des matières explosives et volent deux sacs d’engrais à Paulnay (Indre). En avril 2020, en plein confinement dû au Covid-19, Florian D. et Camille B. rejoignent William D. et Bastien A.à Parcoul-Chenaud (Dordogne) : durant ce séjour, ils effectuent un après-midi d’airsoft et confectionnent des pétards de forte puissance, dont l’un explose. Enfin, du 25 au 27 mai 2020, Florian D., Manuel H. et Loïc M. se retrouvent à nouveau, cette fois à Saint-Lieux-Lafenasse (Tarn), sans qu’on sache vraiment ce qu’ils font.

Ce sont la puissance des explosifs testés et les notes prises par Manuel H. à l’issue de la réunion de Pins-Justaret qui sont les éléments les plus sérieux relevés contre les prévenus. Même si une partie des notes et de la documentation saisies chez Manuel H. peuvent s’interpréter comme les préparatifs d’un départ au Rojava, le Kurdistan syrien, ce qu’il a effectivement tenté de faire sans succès en 2019, et non pas comme la préparation d’une guérilla en France.

L’essentiel des faits se déroule donc avant l’ouverture de l’information judiciaire, le 20 avril 2020. Or, le procès-verbal de synthèse rédigé à des fins de transmission, au terme de l’enquête préliminaire, mi-avril,reconnaît qu’à ce stade il n’y a ni groupe ni objectif : « Aucun projet d’action violente ne semblait défini et la constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guérilla ne transparaissait pas », y lit-on. Le document ajoute : « Les interceptions judiciaires (…) n’ont pas permis de révéler des éléments susceptibles de caractériser les faits reprochés. »

La chronologie démontre donc clairement que, si menace il y a, elle va en déclinant plutôt qu’en se radicalisant. « Le timing en dit long sur la vacuité du dossier, déplorent Mes Lucie Simon et Camille Vannier, les avocates de Manuel H. Les interpellations n’interviennent nullement pour faire échec à une action imminente, au contraire, elles arrivent alors que l’enquête patine depuis sept mois. Comme s’il fallait sauver cette procédure, pour des considérations autres que juridiques. »Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Affaire du 8 décembre 2020 » : le chiffrement des communications des prévenus au cœur du soupçon
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« Dans ce dossier, le PNAT et le juge d’instruction ont plaqué de manière totalement artificielle une méthodologie et un récit directement empruntés au terrorisme djihadiste,estiment les deux avocates. On retrouve la notion de “séjour sur zone” [au Kurdistan syrien] pour aller combattre, la figure du “revenant” tout comme l’idée d’un “réseau transnational” kurde. C’est absurde, il n’y a jamais eu de lien entre une entraide internationale au Rojava et des actions en Occident, c’est un procédé grossier pour criminaliser à bas coût l’extrême gauche. Au contraire, les Kurdes combattent Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique], avec l’appui de la coalition. » « Il ne faut pas oublier que nous défendons quelqu’un qui a combattu Daech au péril de sa vie », renchérit Me Kempf, qui assure la défense de Florian D., avec Me Coline Bouillon. D’autant qu’il n’est pas illégal d’aller combattre avec les YPG au Kurdistan, comme le confirme un jugement du tribunal administratif du 31 mars 2017.

« Comité illisible »

La question kurde est, en effet, au cœur de ce dossier. Alors que les YPG ont été les alliés privilégiés de la France dans son combat contre l’EI, la justice antiterroriste retient surtout que la maison mère des groupes de combat kurdes de Syrie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, en guerre contre l’Etat turc), est une organisation terroriste et séparatiste aux yeux de la France et de l’Union européenne. Dans son long exposé de l’histoire de l’extrême gauche armée, le réquisitoire définitif du PNAT du 23 novembre 2022 fait de la cause kurde un « substitut » de la cause palestinienne dans les années 1970-1980 comme référent internationaliste. Un contresens historique et politique dans la mesure où la cause kurde est purement nationaliste et ne vise que l’Etat turc.

Pour pallier les lacunes et contradictions fondamentales du dossier, les services d’enquête, le parquet et le juge d’instruction semblent, à la lecture des documents, multiplier les sous-entendus, insinuations, exagérations et comparaisons douteuses. On met en exergue les tenues de black bloc saisies chez les uns, le tatouage ACAB (« tous les policiers sont des bâtards ») de l’autre. On reproche à l’une de détenir des livres d’Auguste Blanqui et de Pierre Kropotkine, deux théoriciens de la révolution et de l’anarchisme du XIXe siècle, à l’autre d’écouter le rappeur d’extrême gauche Enedeka Maska, au troisième d’avoir un drapeau kurde chez lui.

Un schéma, tiré de l’expertise sur les explosifs, montre un pâté de maisons de Paris quasiment détruit par les explosifs que le groupe aurait pu potentiellement fabriquer. Un renseignement est mentionné dans l’ordonnance de renvoi stipulant que Manuel H. a cherché à rencontrer, lors de vacances en Colombie au printemps 2019, des terroristes de l’ELN (Armée de libération nationale, extrême gauche), bien qu’aucune preuve n’en a jamais été faite.

Le réquisitoire insiste sur le fait que Camille B., présentée comme « l’idéologue » du groupe tout simplement parce qu’elle a plus de livres que les autres, s’est installée dans la même ville de l’ouest de la France et la même rue que Julien Coupat, l’idéologue du « groupe de Tarnac », présenté par le parquet, en un lapsus savoureux, comme le chef de file du « Comité illisible » – au lieu du « Comité invisible », le véritable nom des têtes pensantes de Tarnac. En garde à vue, il lui est demandé si elle est « anti-France » :il n’est même plus question de savoir si elle a voulu attaquer des institutions ou de s’en prendre à la police. De même, tout au long du réquisitoire se litune volonté d’établir un lien entre Florian D. et la Conspiration des cellules de feu, un groupuscule grec qui s’est livré à des attentats et prône l’« action directe », au motif que l’on a retrouvé un fascicule chez lui.

« Psychiatrisation »

C’est sur la question des cibles que le dossier sonne particulièrement creux. Alors que le réquisitoire du PNAT estime que les sept voulaient s’en prendre « à l’oppression et au capitalisme », le juge d’instruction parle dans son ordonnance de renvoi de « provoquer une révolution »,de « renverser l’Etat » et d’« attenter à la vie de ses représentants ». Quant au « projet » de tuer des policiers reproché parfois au groupe, Loïc M. parle, en interrogatoire devant le juge d’instruction, de « propos alcoolisés » : « Cela avait à peu près autant de portée que des propos visant à pendre les patrons à la fin d’une réunion de la CGT. »

Les magistrats du parquet et de l’instruction insistent également sur le fait que la majorité des mis en cause a refusé de communiquer ses codes de déverrouillage de téléphone ou ses mots de passe de messagerie. Comme si le cryptage de leurs communications établissait entre eux un lien que l’instruction peine à définir.

La plupart des personnes renvoyées au tribunalont refusé les expertises psychologiques qui participent, selon les termes de Mes Chloé Chalot et Guillaume Arnaud, les avocats de Camille B., d’une « psychiatrisation aux fins de dépolitisation » des dossiers.Pour tous les prévenus du procès, qui s’expriment par le truchement de leurs avocats, il ne s’agit rien de moins que d’un « procès politique ».

On retrouve cette dimension politique dans la façon dont le minstre de l’intérieur, Gérald Darmanin, interviewé sur BFM-TV le 5 avril, avait renvoyé dos à dos ultragauche et ultradroite. Une rhétorique reprise par le réquisitoire définitif, qui estime : « Indiscutablement, la mouvance ultragauche a connu une résurgence violente ces dernières années. Certains, frustrés par l’absence de perspective de leur action, semblent se laisser tenter par une escalade terroriste, telle qu’elle avait pu être menée par des organisations comme Action directe dans le passé, ou par des organisations terroristes contemporaines en Grèce. »

Pour Mes Simon et Vannier, « ce dossier pose les bases de ce qui va suivre : les notions d’écoterrorisme et de terrorisme intellectuel agités par Gérald Darmanin depuis un an, la dissolution des Soulèvements de la Terre en juin ». Me Kempf, lui, y voit la logique dévorante de l’antiterrorisme en action : « Les acteurs de l’antiterrorisme ont besoin de se nourrir de dossiers pour justifier leur existence. Avec le reflux du djihadisme, on peut penser qu’ils ont besoin de se tourner vers d’autres horizons. Or, eux seuls décident, en fonction de critères obscurs, de ce qui est terroriste ou pas. » Pour Mes Chalot et Arnaud, « ce dossier est une porte ouverte extrêmement dangereuse pour les années qui viennent ».

Des avocats expriment la crainte d’une requalification terroriste à l’avenir de plusieurs dossiers de destruction de biens dans lesquels les Soulèvements de la Terre sont poursuivis.« Affaire du 8 décembre 2020 » : seize mois d’isolement en détention provisoire et vingt-six fouilles à nu

En matière de terrorisme, les conditions de détention font l’objet d’un régime particulier, y compris les détentions provisoires. Florian D. est celui des sept mis en examen de l’affaire dite « du 8 décembre 2020 » qui a effectué la détention provisoire la plus longue, avec seize mois passés à la prison de Bois-d’Arcy (Yvelines), de décembre 2020 à avril 2022, malgré un comportement décrit comme « exemplaire » par l’administration pénitentiaire. Toute cette période a eu lieu sous le régime de l’isolement, théoriquement réservé à des détenus faisant preuve d’un comportement inadapté ou dangereux mais appliqué fréquemment aux détenus pour terrorisme.

Au bout de quinze mois d’isolement, qu’il assimile à de la « torture blanche » et qui a occasionné pertes de mémoire, désorientation spatiotemporelle, etc., Florian D. a mené une grève de la faim d’un mois, qui s’est achevée par sa remise en liberté sous contrôle judiciaire. Après sa sortie de prison, il a attaqué l’Etat devant le tribunal administratif de Versailles et a obtenu, le 18 avril 2023, l’annulation des décisions de mise à l’isolement et la condamnation de l’Etat à 3 000 euros de réparations.

Autre mise en examen, Camille B., quant à elle, a dû subir vingt-six fouilles à nu à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis (Essonne) sur une période de quatre mois et demi, de décembre 2020 à fin avril 2021, selon le jugement du tribunal administratif de Versailles. A chaque parloir, à chaque extraction de cellule, cette pratique humiliante et intrusive lui a été imposée. Contestant cette décision, Camille B. et ses avocats ont demandé la motivation écrite d’une telle mesure. Elle n’a jamais été transmise car elle n’existe pas, selon ses avocats. Sa plainte au tribunal administratif a débouché, le 1er juillet 2023, sur une reconnaissance de l’illégalité de ces fouilles mais sur une indemnisation pour deux d’entre elles seulement. Elle a fait appel devant la cour administrative de Versailles, le 1er septembre.

Christophe Ayad, 25 septembre 2023.

[Télérama] « Affaire du 8 décembre 2020 » : quinze ans après Tarnac, l’antiterrorisme encore à la dérive face à l’ultragauche ?

À partir du 3 octobre, sept personnes comparaîtront au tribunal correctionnel de Paris pour association de malfaiteurs terroriste. Dans ce dossier qui semble bien maigre, les enquêteurs vont jusqu’à considérer comme suspect l’usage de certaines messageries. Récit d’un emballement inquiétant.

Invité du Face-à-face d’Apolline de Malherbe sur RMC le 5 avril dernier, Gérald Darmanin se livre à l’exercice rituel des ministres de l’Intérieur : il égrène le nombre d’attentats déjoués par ses fonctionnaires. Quarante et un depuis 2017, précise-t-il, dont neuf d’ultradroite et un d’ultragauche, « avec un groupe qui voulait s’en prendre aux forces de l’ordre fin 2020 ». Dans ce « dossier punks à chien », tel qu’il est surnommé par les services de renseignement, six hommes et une femme comparaîtront devant la 16ᵉ chambre du tribunal correctionnel de Paris à partir du 3 octobre, poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste. Une première depuis l’affaire de Tarnac il y a quinze ans, quand une « cellule invisible » constituée autour de Julien Coupat avait été accusée d’avoir voulu saboter une ligne TGV. Le précédent est encombrant : cette histoire est devenue le symbole des errements de la justice antiterroriste, qui agit parfois comme une fabrique à fantasmes. Après dix ans de procédure, les prévenus ont été relaxés, et une magistrate a fini par imposer le générique de fin à une authentique « fiction ».

Bis repetita ? À l’heure où le premier flic de France vitupère contre les « écoterroristes » de Sainte-Soline et le « terrorisme intellectuel » de l’extrême gauche, l’affaire dite du 8 décembre (son autre nom) pose une question cruciale : où s’arrête le maintien de l’ordre, et où commence l’antiterrorisme, avec son cortège de mesures dérogatoires qui, demain, pourraient viser des milliers de personnes ? Cette interrogation est d’autant plus sensible que le procès débutera sur un sol meuble : selon des éléments consultés par Télérama et Le Monde, le projet des prévenus – « d’intimidation ou de terreur visant l’oppression ou le capital » – semble bien flou et les preuves, évanescentes. « Il n’y a pas de projet, il y a un scénario préétabli par le parquet, qui construit le récit d’une extrême gauche criminelle en y plaquant une méthodologie issue des dossiers d’islamistes radicaux », objectent d’emblée maîtres Lucie Simon et Camille Vannier, avocates d’un des mis en cause. « C’est artificiel, grossier, et terriblement dangereux ».

“Guérilla sur le territoire”

Tout commence aux premières heures de 2018. Florian D., 34 ans, présenté comme « appartenant à la mouvance anarcho-autonome », revient en France après avoir combattu pendant dix mois au Rojava, cette région autonome du nord de la Syrie, laboratoire d’expérimentation de la démocratie sans l’État pour les Kurdes. Engagé contre Daech au sein d’un bataillon de volontaires internationaux, il y aurait reçu une formation de sniper. Rien d’illégal en soi : saisi par un Français désireux d’y retourner en mars 2017, le tribunal administratif de Paris a jugé que les YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique kurde, n’étaient pas une organisation terroriste. Mais comme les vingt ou trente autres ressortissants nationaux partis embrasser la cause révolutionnaire dans cette région du monde, Florian D. intéresse la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui le met sous surveillance et ne cessera de le considérer comme un « revenant » semblable à ceux contre qui il est parti lutter.

Selon maîtres Raphaël Kempf et Coline Bouillon, ses avocats, « c’est une histoire que se raconte la DGSI de longue date : de jeunes Français partent au Rojava et seraient déterminés à tout faire péter à leur retour ». Le Parquet national antiterroriste (PNAT) l’écrit noir sur blanc dans son réquisitoire définitif : « L’imaginaire de la mouvance d’ultragauche, construit sur fond de terrorisme des années de plomb […], l’expérience du combat que certains ont acquis en zone irako-syrienne et l’interconnexion de la mouvance française avec les mouvances étrangères – dont certaines sont impliquées dans des actions violentes – créent des conditions favorables pour l’émergence, par capillarité, de groupuscules et individus désireux de s’inscrire dans une démarche de terreur et d’intimidation. » Après des mois de filochage, les services n’en démordent pas : Florian D. chercherait à constituer « un groupe violent en vue de commettre des actions de guérilla sur le territoire ». Le 7 février 2020, le PNAT ouvre une enquête préliminaire. « Bien qu’aucune cible n’ait été évoquée », de l’aveu même des enquêteurs, le procureur accepte de sonoriser le Renault Master aménagé du suspect, dans lequel il vit. Dès lors, la machine antiterroriste, presque impossible à arrêter, est lancée.

“Ambiance de fête de village”

Quelques jours plus tard, Florian D. retrouve Manuel H., un vieux copain de lycée, et Loïc M., un saisonnier agricole qu’il a rencontré sur la ZAD de Sivens en 2014. Pendant deux jours, dans une maison abandonnée de Pins-Justaret, en banlieue toulousaine, le trio s’exerce à l’airsoft, une variante du paintball. Devant le juge Jean-Marc Herbaut, Manuel H. aura beau invoquer un « but récréatif » en concédant qu’il voulait s’entraîner « dans la perspective de partir au Rojava », la DGSI décrit cet épisode comme « un enseignement paramilitaire et idéologique ».Dans la foulée, Florian D. met le cap sur Paulnay, dans l’Indre, où il possède un terrain. Il y rejoint Simon G., artificier chez Disneyland, compagnon de la scène punk anar. Ensemble, ils volent un sac d’engrais dans un Gamm vert et s’essaient à la conception de substances explosives, parmi lesquelles du TATP, tristement connu comme l’explosif de prédilection des djihadistes. Là encore, à rebours de l’expertise, les intéressés plaident la bonne foi, Florian D. arguant lors d’une audition que Simon G. voulait « faire évoluer sa carrière pour produire des effets spéciaux pour les clips ou le cinéma ».

Puis c’est la pandémie, le confinement et son expérience collective d’assignation à résidence. Début avril, accompagné de sa petite amie Camille B., le vétéran du Rojava part se mettre au vert à Parcoul-Chenaud, une petite commune de Dordogne. William D., avec qui il a également sympathisé à Sivens, y loue une grande maison en lisière de bois avec son meilleur pote, Bastien A. Dans le désœuvrement de cette période immobilisée, un petit groupe, sept personnes en tout (trois seront mises hors de cause), rejoue à l’airsoft sous l’impulsion de Florian D. « Des guignols qui cherchaient à passer le temps […] dans une ambiance de fête de village », avance Camille B. devant le juge, quand les services, cramponnés à leur champ lexical guerrier, évoquent « un exercice de progression tactique ». Sur place, les confinés tâtonnent encore dans la forêt voisine avec des substances explosives badigeonnées en pâte marron ou concassées en cristaux, jusqu’à ce que, de l’avis de tous, un « énorme boum » fasse trembler les vitres de la maison et les dissuade de poursuivre plus avant leurs expérimentations.

Dans la synthèse de l’enquête préliminaire transmise au PNAT le 20 avril 2020, la DGSI reconnaît rentrer bredouille : « Les interceptions judiciaires […] n’ont pas permis de révéler des éléments susceptibles de caractériser les faits reprochés » et « aucun projet d’action violente ne [semble] défini, la constitution d’un groupe dédié à la mise en place d’actions de guérilla ne [transparaissant] pas. » Qu’à cela ne tienne, les services réclament « un cadre d’enquête plus approprié » afin de continuer à creuser. Une information judiciaire est ouverte. Soulignant « le risque important de passage à l’acte violent de ces individus déterminés et fanatisés », le juge d’instruction les autorise à maintenir la sonorisation et la géolocalisation du fourgon de Florian D. Tous les autres protagonistes sont mis sur écoute. Pourtant, malgré la débauche de moyens techniques mobilisés, plus aucun renseignement saillant ne vient abonder l’enquête, à tel point qu’au mois d’août les mesures de surveillance de Loïc M. et Camille B. sont levées.

À l’arrêt dans la demi-torpeur d’une France pas complètement sortie de l’épisode pandémique, l’affaire va connaître une accélération soudaine et inexpliquée à la fin de l’année 2020. À la suite d’une réunion avec le PNAT et la DGSI, et craignant une vente imminente du fourgon sonorisé, le juge Herbaut décide d’interpeller neuf individus le 8 décembre (deux seront relâches sans poursuites). Au point du jour, en force, et aux quatre coins de la France, des policiers cagoulés perquisitionnent du matériel informatique, des panoplies de black bloc, des armes, déclarées ou non (deux des prévenus disposent d’un permis de chasse), des tracts d’infokiosque et de la littérature contestataire présentée comme incriminante. Avec des élans de zèle : chez William D., on saisit Instructions pour une prise d’armes, d’Auguste Blanqui, présenté comme « un programme purement militaire qui se voulait un manuel de la résistance, détaillant notamment la mise en place de barricades dans un contexte d’insurrection » ; chez Camille B., un ouvrage de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine. Tous sont placés en garde à vue, et cinq d’entre eux en détention provisoire. Florian D. passera quinze mois à l’isolement à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, qui se concluront par trente-sept jours de grève de la faim. Son ex-compagne, incarcérée pendant cinq mois à Fleury-Mérogis, subira des fouilles intégrales à chaque extraction ou inspection de cellule, finissant par refuser les parloirs pour ne plus subir ces humiliations, dont le tribunal administratif de Versailles a reconnu l’illégalité.

Ces individus ne se connaissent pas tous, mais tous connaissent Florian D., dont ils ont croisé la route dans un squat ou lors d’un petit boulot. Des interrogatoires, il ressort des aspirations de vie différentes mais un dénominateur commun : tous craignent un effondrement de la société et se préparent à ce qu’advienne un « pouvoir fasciste ». Puisque la cellule conspirative est une constellation de destins cabossés, l’enquête va s’attacher à les solidariser. En essayant notamment de criminaliser une hygiène numérique qui les lierait tous et ferait tenir le scénario groupusculaire. « Tous les individus [adoptent] un comportement semi-clandestin, usant de moyens de communications sécurisés », ont relevé les enquêteurs dès le début de l’enquête préliminaire.

Après les avoir interpellés, le juge Herbaut les cuisine sur leur utilisation de la messagerie chiffrée Signal, leur goût pour ProtonMail ou leur recours à Tor, présenté comme « un réseau du Darknet permettant de dissimuler son activité mais aussi d’accéder à des marketplaces de produits illicites ». Il demande à Loïc M. « pour quelles raisons » il prend autant de précautions, et s’attarde sur une formation à l’outil Tails, réalisée pendant le confinement à Parcoul-Chenaud à l’initiative de Florian D., « très impressionné par les révélations de Snowden ». Installé sur une clé USB, ce système d’exploitation – recommandé pour les journalistes mais honni par les services de renseignement – permet de transformer son ordinateur en machine sécurisée et amnésique. Si quatre prévenus refusent de communiquer les codes de leurs appareils informatiques (un délit passible de trois ans de prison depuis une décision de la Cour de cassation fin 2022), c’est qu’ils cachent nécessairement quelque chose. Pour maîtres Simon et Vannier, les avocates de Manuel H., « il s’agit d’un renversement scandaleux de la charge de la preuve. En matière antiterroriste, l’imagination flirte toujours avec le pire mais ici, l’absence de preuve devient une preuve ! »

“Êtes-vous anti-France ?”

L’asymétrie est saisissante : d’une main, l’État déploie les outils les plus intrusifs de la lutte antiterroriste ; de l’autre, il ne tolère pas qu’on se protège de son arbitraire, alors que ce droit à la sûreté est sanctuarisé dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. « La question ici n’est pas de savoir si nous sommes face à des terroristes, mais de déterminer jusqu’où peuvent aller les services de renseignement dans la violation de l’intimité », s’inquiètent maîtres Kempf et Bouillon qui, après avoir saisi la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), attendent une décision du Conseil d’État sur la légalité de la surveillance initiale de Florian D. Le contexte n’aide pas. En juin 2023, dans les considérants du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre – suspendue depuis –, le ministère de l’Intérieur a estimé que « le fait de laisser son téléphone mobile allumé à son domicile ou de le mettre en mode avion en arrivant sur les lieux d’une manifestation pour éviter le bornage » ou celui « de ne pas communiquer les codes de déverrouillage de l’appareil » sont des motifs qui peuvent justifier de rogner la liberté d’association. Se protéger devient suspect.

« S’il devait y avoir une condamnation dans ce dossier, l’antiterrorisme s’ouvrirait sur le champ militant, et une sacrée frontière serait franchie », redoutent maîtres Guillaume Arnaud et Chloé Chalot, avocats de Camille B. Dans son réquisitoire définitif, le procureur ne note-t-il pas que « la jeune femme est dotée d’un bagage intellectuel et idéologique manifestement supérieur à ses coreligionnaires, comme l’atteste son parcours universitaire, sa connaissance approfondie de la sociologie et ses références littéraires » ? Ses conseils bondissent. « On a l’impression que la critique politique devient une maladie mentale », s’offusquent-ils. Lors d’un de ses interrogatoires, on lui a demandé si elle était « anti-France », une expression solidement ancrée à l’extrême droite. Et malgré son contrôle judiciaire allégé, Camille B. subit toujours la même surveillance : le PNAT « ne manque pas de s’interroger » sur son installation dans la même rue que Julien Coupat, « acteur majeur de la mouvance d’ultragauche à travers le Comité illisible [sic] ».

Alors que les effectifs de la DGSI ont presque doublé depuis les attentats de 2015, la menace djihadiste perd en intensité, et les services doivent justifier leur raison d’être. Au point de gonfler artificiellement les nouvelles menaces en maçonnant grossièrement des dossiers pleins de fissures ? Dans une récente interview au Monde, Nicolas Lerner, patron de la maison, tentant de trouver la bonne mesure, assumait cette porosité entre le champ du droit commun et celui de l’exception : « L’ultragauche constitue d’abord et avant tout une menace pour l’ordre public. […] ce n’est pas parce [qu’elle] n’est pas passée à l’acte terroriste ces dernières années que le risque n’existe pas. »

Olivier Tesquet, 25 septembre 2023.