Les invités de Mediapart – Féministes, nous luttons contre la répression d’État

Des intellectuels et des artistes, dont Françoise Vergès, Isabelle Stengers, Paul B. Preciado et plusieurs collectifs féministes s’allient pour affirmer « leur peur et leur colère face à la course sécuritaire menée par le gouvernement », et réclamer la libération des militants arrêtés le 8 décembre 2020.

Le 8 décembre dernier, sept personnes ont été arrêtées et mises en examen pour association de malfaiteur terroriste « en vue d’attaques contre les forces de l’ordre ».

Seulement, de l’aveu même des services de police et/ou du parquet qui ont fait fuiter des morceaux de l’affaire dans la presse, aucun projet concret d’« attentat » ne leur est pourtant attribué. Dans cette construction digne de Minority Report, la justice prédictive n’a besoin que du rapprochement de faits mineurs voire anodins1 , d’un prétendu groupe (alors que les sept inculpé·e·s ne se connaissent pas tous entre eux) et d’une idéologie, qualifiée « d’ultragauche ».

Derrière cette étiquette policière, c’est tout un panel d’idées et de pratiques qui est ciblé, notamment celles qui luttent contre les oppressions systémiques.

En tant que partie prenante du mouvement féministe, nous tenons à nous solidariser avec les personnes interpellées et à dénoncer les diverses formes de répression politique qui cherchent à museler nos luttes2.

Au nom de l’antiterrorisme, la justice française permet qu’on arrête, enferme et condamne des personnes pour de simples suspicions d’intentions.

Durant les 96 heures de leur garde à vue, la DGSI aura d’ailleurs posé plus de questions sur leurs opinions politiques (que pensent-elles·ils du véganisme, de la politique gouvernementale, de l’antifascisme, des violences policières ?) que sur des faits précis qui pourraient leur être reprochés.

Sur ces bases, la justice maintient cinq des sept inculpé·e·s depuis trois mois en détention provisoire, sous le dur régime des « détenus particulièrement signalés » : restriction des visites et du courrier, isolement sévère, réveil toutes les deux heures, limitation de l’accès aux maigres activités qu’offre la prison, humiliation de la fouille à nu à chaque parloir.

L’affaire du 8 décembre est une illustration de plus de la fonction très politique et des ressorts fondamentalement paradoxaux de l’antiterrorisme : il ne s’agit pas de combattre la peur, mais d’en faire un moyen de gouverner. En commençant par la répandre le plus possible, si besoin en inventant une menace de toute pièce, comme c’est le cas ici. En désignant ensuite la figure de qui nous devons avoir peur, ce qui permet à la fois de stigmatiser des parties de la population et d’invisibiliser le fond du problème.

Enfin, en exerçant une répression féroce, ce qui accrédite la menace et fait monter le niveau de tension.

En tant que féministes, nous identifions bien certains de ces ressorts. Nous avons l’habitude que le pouvoir joue avec nos peurs. Peurs d’être pris·e·s pour cible par des fanatiques, peur de nous faire violer dans une ruelle sombre.

Oui nous avons peur.

En tant que femmes, hommes trans ou personnes non-binaires, on nous a scrupuleusement appris à avoir peur, à voir nos corps comme vulnérables et soumis à n’importe quel désir de possession.

Pourtant, aujourd’hui, ces mensonges ne prennent pas. Les peurs qui nous habitent ne sont pas celles qu’on veut nous construire.

Nous avons peur du fascisme, auquel ce gouvernement est en train d’ouvrir la voie. Un fascisme dans lequel nos libertés de femmes, hommes trans ou personnes non-binaires, n’auront plus aucune place, si ce n’est celle d’être la « femme de » quelqu’un. (Il est notable que dans le traitement médiatico-policier des dernières affaires antiterroriste concernant « l’ultragauche », il n’a pas manqué de journalistes d’un autre siècle pour décrire les femmes impliquées comme des personnes sous l’influence de leur compagnon).

Nous avons peur de la police. Parce que ses marges de manœuvres semblent sans limite, y compris celles de nous humilier, de nous violer, de nous tuer – tant son impunité est scandaleuse. Parce qu’elle est armée et compte en son sein un nombre non négligeable de conjoints violents et de fascistes.

Depuis différentes positions sociales et politiques, nous nous allions aujourd’hui pour affirmer ensemble notre peur et notre colère face à la course sécuritaire menée par le gouvernement.

Militant·e·s, universitaires, chercheur·euse·s, activistes, travailleur·euse·s sociales, artistes, nous sommes féministes. Et alors que les mouvements féministes n’ont jamais été aussi massifs et puissants, nous souhaitons réaffirmer que nous ne sommes pas dupes du patriarcat qui est au fondement même de l’État qui nous dirige.

Une ligne d’écoute privatisée ou un Grenelle ne nous feront jamais oublier l’invisibilisation des personnes trans et non-binaires, les violences institutionnelles et l’enfermement subis par les personnes exilées, la criminalisation des travailleur·euse·s du sexe, la valorisation de la violence sexiste et de la virilité, la décision de ne protéger que certains corps.

Sur cette base, nous affirmons nous opposer :

– À la loi « sécurité globale », qui donne toujours plus de pouvoir à la police. Alors qu’il n’est plus possible pour personne de nier les violences policières, le gouvernement augmente la possibilité de la surveillance de masse par tous les agents de la sécurité. Renforcer la police, c’est renforcer le patriarcat d’État dont elle est le bras armé. Le texte prévoit de toujours plus pénaliser les moyens à disposition des luttes pour s’en défendre. Nous refusons de laisser la police nous filmer, les agents de sécurité nous palper.

– Au « féminisme » d’État, qui transforme nos souffrances en prétexte à la pénalisation et au sécuritarisme. Nous n’accordons aucune confiance aux sphères étatiques qui refusent de voir que le viol est une culture, la domination une éducation. Si nous reconnaissons que la justice permet à certaines victimes de trouver une sorte de réparation, nous ne doutons pas que le système pénal privilégiera encore et toujours les dominants, quand les corps racisés seront les coupables idéaux. Pénaliser les actes sexistes ne les empêchent pas, et la question reste inaudible pour le gouvernement : que faut-il faire pour empêcher les hommes de violer ? Le projet de loi contre le séparatisme illustre bien ce « féminisme » d’État : que viendra résoudre l’interdiction des certificats de virginité ou une énième loi sur le voile, à part réduire nos libertés en renforçant le contrôle sur nos corps et alimenter l’islamophobie en prétextant une fois de plus nous libérer ?

– À la répression des mouvements de lutte qui s’abat sur celles et ceux qui se mobilisent contre ce monde patriarcal, à travers la répression juridique et la violence physique. Violence physique « contrôlée », qui est la base de la virilité policière. Répression juridique pour laquelle des militant·e·s politiques sont désormais des « terroristes », diabolisé·e·s comme ultra-violent·e·s quand des groupes d’extrême droite tabassent des rassemblements féministes en toute impunité.

Les arrestations du 8 décembre servent opportunément de contre-feu au large mouvement mondial de remise en cause de la police. Mouvement, est-il besoin de le rappeler, dont les figures de proue sont des femmes.

Nous avons le courage de dire nos peurs avec force, et nous appelons toutes celles et ceux qui agissent pour la destruction du patriarcat :

– à militer pour la prévention, l’auto-défense, l’empowerment et la construction d’une justice transformatrice,

– à soutenir toutes celles et ceux qui sont touché·e·s par la répression, et à refuser que la catégorie de terroriste puisse servir à briser celles et ceux qui militent contre la violence de l’État3

– à réclamer en conséquence la libération des cinq personnes encore incarcérées en détention provisoire depuis le 8 décembre.

Notre sororité est notre force,

Signataires :

Françoise Vergès, Isabelle Stengers, Paul B. Preciado, Elsa Dorlin, Isabelle Cambourakis, Emilie Hache, Nathalie Quintane, Nacira Guenif, Emilie Noteris, Wendy Delorme, Naruna Kaplan de Macedo, Isabelle Frémeaux, Hourya Bentouhami, Anne Emmanuelle Berger, Tissot Sylvie, Jules Falquet, Yala Kisukidi, Valérie Rey Robert, Fatou Dieng, Awa Gueye et le collectif Vérité et Justice pour Babacar, Aurélie Garand et le collectif Justice pour Angelo, Nous Toutes 35, collectif toutes en grève 31, Marseille Féministe, collectif Nous Toutes 76 Le Havre , Union Pirate, Les Enlaidies, UCL

1Pour plus de précisions sur l’affaire, voir le site du comité : https://soutienauxinculpeesdu8decembre.noblogs.org/

2Voir aussi la tribune de soutien rédigée par des combattant·e·s francophone du Rojava, alors que l’un des leurs est inculpé dans cette affaire : https://lundi.am/Operation-antiterroriste-du-8-decembre

3.cotizup.com/soutien-8-12

Communiqué du collectif internationaliste Marseille Solidarité Kurdistan

Communiqué du collectif internationaliste Marseille Solidarité Kurdistan sur les arrestations et inculpations des camarades kurdes du 23 mars. Publié le 7 avril sur mars-infos.org.

STOP à la répression contre le mouvement kurde !
PAS de collaboration avec le fascisme de l’état turc !

Répression et attaques contre le mouvement kurde (et ses militant.e.s)…

Mardi 23 mars dernier, 10 personnes de la communauté kurde ont été interpellées et arrêtées par la brigade antiterroriste : 2 à Paris, 2 à Draguignan et 6 à Marseille. Leurs domiciles ont été violemment perquisitionnés, ainsi que le siège de l’association kurde à Marseille. Elles sont officiellement accusées de participation à une association de malfaiteurs, de financement d’une organisation terroriste et d’extorsion en bande organisée en relation avec une entreprise terroriste. Il semblerait qu’une enquête, en cours depuis plusieurs mois soit à l’origine de ces arrestations.
Cette semaine, nous n’avions que très peu de nouvelles des camarades incarcéré.es : 3 ont été relâché.es, une personne sans contrôle judiciaire et deux sous assignation à résidence (une sous contrôle judiciaire simple, et une sous bracelet électronique). Elles ne peuvent ni être en contact avec certaines personnes ni sortir autour d’un certain périmètre (avec interdiction formelle de se rendre au Centre Démocratique Kurde de Marseille). Aujourd’hui, les sept personnes encore en détention sont réparties dans différentes prisons de haute sécurité dans les environs de Paris. Elles sont passées devant le JALD (juge administratif des libertés et de la détention) mais leurs demandes de sorties ont été refusées sous prétexte de risque de récidive. Elles vont donc rester en détention provisoire jusqu’à la date encore incertaine de leur procès, sachant que cela peut durer des mois. Au moins trois des personnes ont une santé fragile (leucémie, problèmes cardiaques…) et leur état n’est pas compatible avec une détention.
Il s’agit d’un des plus gros coups de filet de la police française dans les réseaux militants kurdes ces dix dernières années, et il intervient quelques jours après un échange téléphonique entre Macron et Erdogan et une rencontre de leurs 2 ministres des affaires étrangères, en plein Conseil Européen sur la géopolitique internationale.
La pression sur la communauté kurde est constante : la même semaine, près d’une centaine de personnes d’origine kurde ont été convoquées dans différents commissariats, partout en France. A Paris, la même semaine Vedat Bingol, ancien président du Conseil Démocratique Kurde a été convoqué pour outrage à Erdogan et propagande terroriste.

De plus, la répression en France sur les demandeurs et demandeuses d’asile ainsi que sur les réfugié.e.s kurdes s’accentue : en septembre 2020 Memet Yalçin a été renvoyé en Turquie alors qu’il était enregistré en tant que demandeur d’asile depuis plus de dix ans ; Huseyin, alors détenu en Centre de Rétention, écope de trois mois de prison pour ne pas avoir fait le test anticovid afin d’empêcher les autorités françaises de le livrer à la Turquie.
Ceux et celles qui ont le statut de réfugié.e.s politiques se retrouvent souvent menacées de ne pas voir reconduit leur titre de séjour après expiration, ou bien même de se le voir retirer, et ce malgré sa validité en cours.

Nous venons d’apprendre, ce samedi 3 avril, qu’un groupe de fascistes turcs, les Loups Gris (supposé être interdit en France) a attaqué le centre kurde à Lyon armés de barre de fer, saccageant tout sur leur passage et faisant 4 blessé-es.

Une collaboration entre l’état français (et les états européens) et l’état turc selon leurs intérêts géostratégiques

Encore une fois, les kurdes servent de monnaie d’échange aux tractations entre l’Europe et la Turquie dans le but d’améliorer les relations entre la France et Ankara.
C’est grave et ces arrestations soulèvent plusieurs points qu’il nous semble important de questionner.
La France accorde l’asile à des personnes venues se réfugier sur son territoire pour raisons politiques et fuir un régime totalitaire. Mais à la demande de ce même régime, pour apaiser ses relations diplomatiques et obtenir des intérêts géostratégiques, elle les arrête par la suite, au motif de leurs activités en faveur des droits humains dans leurs pays d’origine, qualifié de terrorisme.
Rappelons que la communauté continue de subir, en europe, des menaces et des attentats extra-nationaux orchestrés par les services de renseignement turcs (MIT), à l’instar de l’assassinat des trois femmes et militantes kurdes à Paris en 2013, dont les commanditaires, bien qu’identifiés, n’ont pas été inquiétés par la justice.

Par ailleurs, la France soutient et accompagne logistiquement les forces résistantes kurdes qui se battent sur le terrain contre l’État Islamique et ont en charge la gestion du camp où sont enfermés les détenus djihadistes français et leurs familles dans le Nord de la Syrie . D’un côté, l’état et son armée soutiennent les kurdes lorsqu’il s’agit de combattre le terrorisme islamique, de l’autre, et pour obtenir des faveurs d’Erdogan. Il les arrête et les emprisonne pour terrorisme. Ces arrestations de militant.es kurdes sur le sol français ne sont rien de moins qu’une trahison d’une ignoble hypocrisie. Pour asseoir ses intérêts, la France n’hésite pas à pactiser avec les dictateurs au mépris des droits humains et de ses engagements envers les kurdes.

Une répression pour anéantir un projet de société alternatif

Le triple féminicide de Sakine, Fidan et Leyla perpétré à Paris par un membre du MIT (service secret turc) n’est pas dû au hasard : il concerne trois militantes kurdes luttant pour le droit des femmes. Sakine a inspiré et a eu un rôle important dans le mouvement des femmes kurdes. L’objectif de l’état turc était d’anéantir le PKK et le projet émancipateur qui le caractérise. A savoir que le gouvernement turc multiplie les réformes patriarcales, défavorables aux femmes, et laisse impunis les crimes commis envers elles .

Si les femmes ont une place primordiale au sein des mouvements kurdes, le mouvement de la jeunesse a un rôle moteur de part sa force, ses capacités d’imagination, et l’espoir qu’elle porte en elle.
Ainsi, la répression contre les jeunes est forte : on notera notamment qu’au sein des nombreuses arrestations des membres de la communauté kurde du 23 mars, la moitié sont des jeunes de moins de trente ans.

A cela se rajoutent les interpellations et les arrestations d’internationalistes effectuées le 8 décembre dernier « neuf militant·e·s libertaires, écologistes, pro-Kurdes, féministes et anti-racistes ont été perquisitionné·e·s et arrêté·e·s par la DGSI. Après plusieurs jours de garde à vue, deux furent libéré·e·s, deux autres placés sous contrôle judiciaire et cinq placé·e·s en détention provisoire. » Ils et elles sont « sont accusé·e·s de « participation à une association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme ayant pour objet la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes », tel que défini dans l’article 421-1 du code pénal.  » Les « lois antiterroristes » « servent aujourd’hui de base juridique pour traquer ceux qui ont voulu combattre le djihadisme en Syrie. Avoir pris les armes contre l’Organisation de l’État islamique devient un élément à charge pour la machine policière. »

En France, la répression que subissent les membres de la communauté kurde et les nombreuses arrestations des kurdes et internationalistes montrent non seulement la collaboration de l’état français avec l’état turc pour des intérêts géostratégiques, mais aussi la volonté d’écraser un projet politique alternatif – le confédéralisme démocratique – qui effraie les états capitalistes européens.

Liberté pour les camarades détenu.e.s en prison et dans les CRA !
Arrêt total des poursuites à leur encontre !
Retrait immédiat du PKK de la liste des organisations terroristes !
STOP à la collaboration française avec les états fascistes totalitaires !

Contact : internationaliste-marseille@protonmail.com

(nous tenterons de mettre à jour le plus régulièrement possible les nouvelles autour des situations des camarades incarcéré.e.s ainsi que les mobilisations en solidarité)

[Le Monde diplomatique] Combattre les djihadistes, un crime ?

Le Parlement français a adopté de nombreuses lois « antiterroristes » qui permettent de substituer le soupçon à la preuve. Comble de la perversité, ces textes servent aujourd’hui de base juridique pour traquer ceux qui ont voulu combattre le djihadisme en Syrie. Avoir pris les armes contre l’Organisation de l’État islamique devient un élément à charge pour la machine policière. Par Philippe BAQUÉ.

En ce 8 décembre 2020, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) procède à l’arrestation de six hommes et d’une femme en Dordogne, dans le Val-de-Marne et en Ille-et-Vilaine. Présentés comme des membres de l’« ultragauche » et soupçonnés de préparer des actions violentes en France, ils sont mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste », un crime passible de trente ans de prison. Certains médias reprennent une « source proche de l’enquête » affirmant que ces personnes avaient formé une cellule clandestine en vue de commettre des attentats contre les forces de l’ordre. Le Point titre : « Syrie, SDF, fiché S : l’inquiétant profil du chef du groupe d’ultragauche » (13 décembre 2020).

Mais les formules sensationnalistes ne suffisent pas à masquer la fragilité du dossier. Les éléments saisis lors des perquisitions consistent essentiellement en des produits pouvant certes entrer dans la fabrication d’explosifs, mais communs (eau oxygénée, acétone, acide chlorhydrique), un fusil de chasse, un pistolet factice Airsoft, un casque de CRS (compagnies républicaines de sécurité)… Aucun des éléments rendus publics à ce jour ne prouve des intentions coupables ou un projet précis de passage à l’acte. Le parquet antiterroriste n’a fait aucune communication, alors qu’il est coutumier de l’exercice, et le procureur chargé de l’enquête a refusé de répondre à nos questions.

Ce qui est principalement reproché au supposé « chef » du groupe : avoir combattu en Syrie contre l’Organisation de l’État islamique (OEI, ou Daech). Une fois de plus, la DGSI tente de criminaliser des militants pour leur engagement au sein des forces arabo-kurdes de Syrie, les Forces démocratiques syriennes (FDS), pourtant soutenues par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)… Entre 2015 et 2019, une trentaine de jeunes Français seraient partis se battre au Rojava, selon un calcul des militants. Au total, on compterait quarante-sept volontaires internationaux (dont onze Américains, sept Britanniques, cinq Allemands et trois Français) parmi les treize mille combattants (principalement kurdes, mais aussi arabes, yézidis, syriaques, etc.) morts en défendant la région autonome. Parmi les volontaires venus de France se trouvaient d’anciens militaires ou des individus désirant essentiellement en découdre avec les djihadistes de l’OEI. Figuraient aussi une poignée de militants marxistes, libertaires ou antifascistes, proches ou non d’organisations de la gauche anticapitaliste, et voulant défendre le processus révolutionnaire en cours dans le nord de la Syrie (1). Dès leur retour en France, ces militants ont pratiquement tous été convoqués et surveillés par la DGSI.

Dans son récit (2), M. André Hébert apparaît publiquement sous un pseudonyme afin de préserver sa sécurité et de ne pas individualiser un combat collectif. Après deux séjours au Rojava, ce jeune militant marxiste est désormais, comme plusieurs de ses camarades, « fiché S », c’est-à-dire signalé dans le fichier des personnes surveillées comme représentant un potentiel danger d’atteinte à la sûreté de l’État. En décembre 2016, des policiers de la DGSI lui ont confisqué son passeport et sa

carte d’identité pour l’empêcher de quitter le territoire. Ils agissaient en vertu d’une loi dite « antiterroriste » adoptée en 2014 pour empêcher de jeunes Français de rejoindre les rangs des djihadistes (3).

L’héritage des militants antifranquistes

Selon la notification du ministère de l’intérieur, si M. Hébert « parvenait à rejoindre à nouveau les rangs des combattants des Unités de protection du peuple YPG, son retour sur le territoire national constituerait une menace particulièrement grave pour l’ordre public, l’expérience opérationnelle acquise sur place étant susceptible d’être utilisée dans le cadre d’actions violentes de l’ultragauche révolutionnaire perpétrées contre les intérêts français ». En mars 2017, le tribunal administratif de Paris annulait l’arrêté du ministère de l’intérieur. « Le tribunal a battu en brèche le récit construit par la DGSI au motif que rien ne prouvait que les activités des YPG revêtaient un caractère terroriste, explique l’avocat de M. Hébert, Me Raphaël Kempf. Les magistrats ont aussi reconnu qu’il ne représentait pas un risque pour la sécurité publique lors de son retour en France. »

Mais la DGSI n’a pas lâché les militants engagés au Rojava et distille toujours des récits alarmistes, repris par une partie de la presse (4). En janvier 2021, M. Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, évoquait des militants revenus « aguerris » du nord de la Syrie et les associait à une nébuleuse de l’« ultragauche » ayant commis des dizaines d’actions violentes de « basse intensité » — dont une majorité contre des pylônes de téléphonie.

Ces militants tisseraient selon lui des liens « avec des mouvements panafricanistes, dénonçant les violences policières, environnementalistes ou contre l’islamophobie d’État » dont le but serait de « renverser les institutions républicaines » (5). Le Collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava (CCFR) lui a répondu en affirmant contester le système politique en vigueur en France par des moyens autres que l’action violente : « En rentrant chez nous, nous ne nous attendions pas à recevoir la Légion d’honneur, ni même à être remerciés par qui que ce soit, mais nous ne pouvions pas imaginer que nous serions désignés comme des ennemis de l’intérieur et traités à l’égal des djihadistes que nous avions combattus (6). »

M. Hébert inscrit son engagement dans la lignée des militants internationalistes révolutionnaires enrôlés aux côtés des républicains espagnols en 1936. L’ouvrage collectif auquel il a participé (7) fait référence à Hommage à la Catalogne, le livre dans lequel George Orwell relate son combat aux côtés des miliciens du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM, antistalinien) durant la guerre d’Espagne. Pour les auteurs d’Hommage au Rojava, il est aussi important de relater le combat contre l’OEI que de témoigner de l’expérience « communaliste » en cours, fondée sur le socialisme, la laïcité, l’égalité entre hommes et femmes ainsi qu’entre groupes ethniques et religieux. « C’est pour soutenir cette révolution que nous sommes partis, explique M. Hébert. Nous étions des gens ordinaires et, à un moment de notre vie, nous avons tout quitté, lucidement et sans fanatisme, pour combattre aux côtés des populations du Kurdistan syrien. Mais, depuis 2016, la DGSI décide qui est un bon volontaire des YPG et qui est un mauvais volontaire. Ceux qui n’étaient pas politisés n’ont pas été inquiétés, mais ceux qui ont un profil militant sont surveillés et fichés. Les services de police nous utilisent comme des épouvantails dans un contexte politique tendu. »

Sous les bombardements turcs

Fin 2016, juste après avoir obtenu une licence à l’université, le militant qui se fait appeler Siyah est parti au Rojava pour un an et demi. Il y est retourné une seconde fois en février 2019, pour huit mois. Il a participé à de nombreux combats contre l’OEI, mais aussi contre l’armée turque et ses milices islamistes, lors de l’invasion d’une partie du Rojava en mars 2018, puis en octobre 2019, aux côtés

des FDS, abandonnées à l’époque par M. Donald Trump et par les Occidentaux. Durant les intenses bombardements de l’aviation turque à Afrin et à Ras Al-Aïn, Siyah a perdu des dizaines de ses compagnons kurdes, arabes ou internationalistes. Dès son premier retour en France, il a été interpellé par la DGSI : « Ils m’ont interrogé durant plusieurs heures sur mon engagement au Rojava, mais aussi sur tout mon passé de militant en France et en Europe, raconte-t-il. Devant ma mauvaise volonté, ils m’ont fait comprendre que j’avais plutôt intérêt à coopérer avec eux. Mais leur cadre d’intervention n’était pas légal, car le fait d’être allé en Syrie combattre aux côtés des forces kurdes n’est pas encore un crime… Désormais, je suis “fiché S” et cela me pose beaucoup de problèmes dans les aéroports quand je me déplace en Europe. Les policiers me prennent pour un islamiste. »

Siyah souligne l’incohérence de l’État français, qui tente de criminaliser les volontaires internationalistes alors qu’il a lui-même envoyé ses forces spéciales appuyer les forces kurdes. « La DGSI sait très bien que les YPG ne sont pas un mouvement terroriste. L’État français est dans une espèce de névrose. Ses policiers tentent à tout prix de relier notre engagement là-bas à notre engagement ici. Ils cherchent depuis longtemps à criminaliser les mouvements révolutionnaires en France. Ils sont obsédés par les révoltes populaires, les “gilets jaunes”, les zadistes, les black blocs, et fantasment sur l’ultragauche et ses cellules clandestines. »

Les services de l’État utilisent les dispositifs du code pénal initialement prévus pour lutter contre le terrorisme à des fins de contrôle de mouvements politiques ou sociaux. « Cela peut paraître choquant que le ministère de l’intérieur empêche André Hébert, militant de gauche, de partir combattre Daech en utilisant une décision administrative permise par la loi antiterroriste de 2014, commente Me Kempf. Mais le problème vient de ces lois qui valident la possibilité de prendre des mesures de contrainte à l’égard de certains de nos concitoyens sur la base de simples soupçons. Ceux-ci proviennent des services de renseignement et ne sont étayés que par des “notes blanches”, des documents souvent sans date ni titre qui font état de ce que les services de renseignement prétendent avoir recueilli. »

Dans son livre Ennemis d’État (8), Me Kempf fait remonter l’origine de l’accumulation contemporaine de lois liberticides aux « lois scélérates » adoptées à la fin du XIXe siècle pour réprimer les anarchistes, et dont l’usage a très vite été étendu. Selon l’avocat, les lois d’exception votées pour lutter contre le terrorisme islamiste sont désormais utilisées contre des musulmans présumés « trop » croyants, des écologistes « trop » radicaux, des manifestants « trop » virulents, voire les opposants politiques. Les militants engagés au Rojava s’ajoutent désormais à la liste.

L’incrimination d’« association de malfaiteurs » fut introduite dans la deuxième des trois « lois scélérates » adoptées en 1893 et 1894. Elle a été complétée par la mention « terroriste » dans la loi du 22 juillet 1996, qui étendait son application, avant que les peines soient aggravées par d’autres lois en 2004 et 2016.

Un précédent, l’affaire de Tarnac

La juge d’instruction Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, rappelle l’opposition ancienne de son organisation à cette incrimination : « Pour nous, ce sont des infractions d’intention qui sont rédigées de manière assez floue dans leur élément matériel ou leur élément intentionnel. On n’est plus du tout dans la recherche d’un passage à l’acte et on ne va pas chercher au-delà des éléments intentionnels à avoir des intentions franches. Cette définition d’une incrimination est dangereuse, car elle crée un droit pénal très plastique dont les contours sont extrêmement souples (9). »

Par deux fois, l’« association de malfaiteurs terroriste » a déjà été utilisée contre des militants libertaires ou anticapitalistes. La première affaire concernait en 2007 des militants poursuivis pour le dépôt sous une dépanneuse de la police d’un objet incendiaire qui n’avait pas explosé. Ils furent condamnés à des peines de six mois à un an de prison ferme. La seconde affaire, dite « de Tarnac », a conduit à l’inculpation en 2008 de huit militants soupçonnés d’appartenir à une cellule « invisible » « ayant pour objet la lutte armée » et d’avoir saboté des caténaires de TGV. Après dix ans d’errance policière, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé le 12 avril 2018 la relaxe de tous les accusés.

Ce fiasco judiciaire illustre les dérives de l’antiterrorisme lorsqu’il est instrumentalisé à des fins politiques. Mais l’incrimination demeure, et elle vient d’être utilisée contre les sept personnes arrêtées à la mi-décembre.

Philippe Baqué

Journaliste.

Notes

(1) Lire Mireille Court et Chris Den Hond, « Une utopie au coeur du chaos syrien », Le Monde diplomatique, septembre 2017.

(2) André Hébert, Jusqu’à Rakka. Avec les Kurdes contre Daech, Les Belles Lettres, coll. « Mémoires de guerre », Paris, 2019.

(3) Loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014.

(4) Matthieu Suc et Jacques Massey, « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement », Mediapart, 1er septembre 2019.

(5) Jean Chichizola et Christophe Cornevin, « Laurent Nuñez : “Avec 170 sabotages perpétrés depuis mars 2020, l’ultragauche monte en puissance” », Le Figaro, Paris, 13 janvier 2021.

(6) « Opération antiterroriste du 8 décembre. Tribune du Collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava en soutien à leur camarade incarcéré », Lundi matin, 2 février 2021.

(7) Collectif, Hommage au Rojava. Les combattants internationalistes témoignent, Libertalia, Montreuil, 2020.

(8) Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La Fabrique, Paris, 2019. Lire Raphaël Kempf, « Le retour des lois scélérates », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

(9) Laurence Blisson, « Risques et périls de l’association de malfaiteurs

Antiterrorisme & Ultragauche: la gouvernance par la peur

Le 8 decembre 2020, plusieurs perquisitions en France ont mené à l’incarcération de 5 personnes pour association de malfaiteur à caractère terroriste. Il ne leur est rien reproché de précis, la terminologie même de l’accusation est floue, et pire que tout iels sont enfermé.es sur la base “de soupçons” de “vague projet d’action violente” visant à “déstabiliser les institutions et la démocratie”… Un fusil de chasse, des produits ménagers, et une maigre enquête de la DGSI suffisent pour inculper plusieurs personnes, et permettent au gouvernement et ses institutions de communiquer à propos d’une menace “d’ultragauche” dont on nous protègerait.

« Ultragauche », c’est le terme le plus effrayant utilisé dans le discours gouvernemental pour marginaliser les luttes de gauche dites autonomes, c’est-à-dire critiquant, refusant et échappant aux controle étatique afin de garantir leur indépendance. Historiquement les luttes autonomes ont bien un lien avec ce terme qui désigne un courant de démocratie directe du début du siècle, une pratique importante à l’autonomie des luttes sociales, mais le gouvernement l’utilise de manière à escamoter cette réfèrence et conserver la charge symbolique “extrémiste” liée au mot “Ultra”.

Cette communication annonce aussi la couleur avec la qualification “terroriste”. “Gouvernement par la terreur”, ou “utilisation de la violence pour parvenir à des fins politiques”, voilà la définition du “terrorisme” lorsqu’on interroge un moteur de recherche. Alors même qu’elle s’applique parfaitement à nos gouvernants, son utilisation permet l’amalgame entre des personnes aussi différentes que des écologistes pacifistes ou des musulmans et des réactionnaires meurtriers, tout en incitant à la peur qui précède toute forme de réflexion.

Pour rendre tangible la “menace” de la démocratie directe et de ses partisan.e.s aux yeux de l’opinion publique, les institutions n’ont rien trouvé de mieux qu’un jeune homme ayant combattu l’état islamique auprès des kurdes du rojava, un territoire se définissant comme un système démocratique fédéral laïque, antisexiste, et écologiste… La menace terroriste d’ultra gauche se résume ainsi à quelques liens entre des personnes, des soupçons , une expérience de combat antifasciste, et l’utilisation de moyens de communication préservant l’anonymat. Au même moment, un coup de filet à l’extrême-droite met à jour l’achat et la vente d’armes par d’ex-militaires appelant au putsh, qui récoltent une bien simple et complaisante accusation “d’association de malfaiteurs” sans aucune qualification terroriste, malgré la possession de plus de 200 armes et de tonnes de munitions…

Ce qui mène a se demander : Qui terrorise qui ? Car si le label “terroriste” associe directement ; défenseur.euse.s de la démocratie directe, de la solidarité, de la liberté et de l’équité ; aux tueurs réactionnaires de Daesh, tout en écartant des fascistes qui projettent pourtant d’attenter à l’aspect démocratique des institutions et à la vie d’autrui, c’est bien que son sens n’est pas de désigner une menace spécifique. Au contraire c’est un fourre-tout articulé autour de la notion “d’ennemi intérieur” dont ne font manifestement pas partie les composantes les plus directement nocives et menaçantes notamment par leur racisme, leur islamophobie, leur sexisme haineux.

Nous sommes donc surtout menacé.e.s par tout un tas de réactionnaires, d’orthodoxes, et de gestionnaires voulant décider à notre place et imposer des modes de vie contraignants, dont l’état et les gouvernements qui le représentent font partie. Car l’arrestation des inculpé.e.s du 8 décembre vient occuper l’espace médiatique de manière opportune, en accompagnant à la fois les propositions de lois sur le “séparatisme” et la “securité globale”, tout en attaquant les constestataires et la critique sociale que cet arsenal législatif a mobilisés. Cet agenda n’a rien d’hasardeux et il est évident que cette affaire sert de communication politico-policière afin de criminaliser et diviser les mouvements d’émancipation qui cherchent à garantir nos droits et libertés. Une vaine tentative d’associer les pratiques et revendications les plus émancipatrices à des actes de guerre sordides, quand ils en sont eux-mêmes coupables (comme lorsque l’armée française bombarde un mariage au Mali).

Quand l’État parle de menace terroriste, la menace terroriste c’est l’État !

Effrayer les administré.e.s, criminaliser les luttes sociales, et réprimer des individus sans autre prétexte que “des soupçons”, voilà le monde dans lequel vous vivez, régi à coup de matraque et de propagande médiatique.

Plus que jamais il est nécessaire de lutter contre les restrictions de nos libertés, le fichage de nos vies, la répression des mouvements sociaux, et pour un monde de solidarité et de partage débarassé de toutes oppressions !

Dans la rue, sur les réseaux, au travail, en famille, avec les ami.e.s, partout où c’est possible et c’est possible partout, luttez, protestez, organisez-vous, ne cédez pas à la peur!

Liberté pour les inculpé.e.s du 08/12!