Dans ce reportage pour Blast!, le camarade Libre Flot revient sur son parcours en tant que militant internationaliste et sur son arrestation et incarcération dans le cadre de l’affaire du 8 décembre 2020.
Dissolution et antiterrorisme : soutien à la Défense Collective
Soutien à la Défense Collective de Rennes
Les comités bretons de soutien aux inculpé·es du 8/12 expriment leur solidarité avec la Défense Collective de Rennes contre la procédure de dissolution administrative décrétée par Macron, Attal et Darmanin. Une dissolution issue d’un travail réalisé main dans la main avec les Renseignements Territoriaux, la Préfecture et les équipes de tord-la-loi du gouvernement.
Depuis plusieurs mois, la préfecture multipliait les attaques médiatiques contre le mouvement radical rennais, les qualifiant dans les médias de « terroristes ». A l’heure où le recours à la torture contre des terroristes (présumés) est valorisé sur C8 et où l’antiterrorisme russe est glorifié (de nombreux compagnons anarchistes, antifascistes et antimilitaristes en font les frais) ; l’emploi de ce terme n’est ni anodin, ni un simple abus, c’est une incitation délibérée à la haine et une provocation à la violence envers les camarades du mouvement social.
Le recours à la torture blanche contre Libre Flot nous a tristement offert un regard lucide sur la fascisation de la répression par la biais de l’antiterrorisme. Nous n’oublions pas non plus comment les unités spéciales antiterroristes ont été déployées pour réprimer dans le sang la colère des jeunes suite à l’assassinat de Nahel.
Après l’arrestation d’un·e amie rennaise par la DGSI le 8 décembre 2020, c’est une nouvelle attaque directe de la Macronie qui vient cibler les milieux radicaux rennais. Cette nouvelle attaque nous touche particulièrement car les propos alcoolisés utilisés pour faire condamner les inculpé•es du 8/12 résonnent fortement avec les commentaires non-modérés utilisés pour justifier la dissolution de la Défense Collective.
Nous partageons la même rage et envie de ne pas nous laisser faire face aux puissants de ce monde, et ce sont aussi les même intentions révolutionnaires contre le capitalisme et l’État qui sont ici criminalisées.
De Bure à Lafarge, des inculpé·es du 8 décembre à l’affaire du 15 juin, de Boris à Serge, de la Palestine au Rojava, de la Grèce à l’Allemagne,
Solidarité antifasciste et internationaliste !
Historique rapide de la dissolution administrative.
La dissolution administrative est une mesure de police administrative. Elle fut promulguée le 10 janvier 1936 par une gauche vacillante face à la menace d’un coup de force fasciste comme celui du 6 février 1934. C’est une loi par définition autoritaire et exceptionnelle, de « sûreté de l’État » qui donne au président de la République la possibilité de dissoudre des « associations provoquant des manifestations armées dans la rue, ou ayant pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire, ou d’attenter par la force à la forme républicaine du gouvernement ». Principalement pensée pour défaire les ligues royalistes et fascistes qui prenaient de l’ampleur (Camelots du Roi, Croix de Feu, Parti National Breton).
De décennie en décennie, et à mesure que l’usage de cette loi se répand, l’étendue des motifs justifiant la dissolution va s’élargir bien au-delà des « groupes de combat » et une présence armée dans les rues. Cette arme républicaine sera rapidement utilisée contre des organisations indépendantistes anticoloniales (Étoile Nord-Africaine en 1937, Parti du Peuple Africain en 1939, etc.), puis très vite sur des organisations de gauche révolutionnaire.
En juillet 1941, le régime de Vichy abroge la loi initiale et opère une première extension légale (qui ressemble fortement à la définition actuelle) ciblant les associations ou groupements « dont les agissements se seront révélés contraires à l’intérêt général du pays ».
Puis, elle sera remise en place à la sortie de la seconde guerre mondiale, connaissant là encore des élargissements à l’« entrave au rétablissement de la légalité républicaine » puis aux « faits de collaboration ». Elle servira donc dans un premier temps à empêcher l’organisation d’anciens collabos, mais elle va aussi être utilisée tout au long du 20e siècle contre des mouvements indépendantistes et décoloniaux : Délégation générale des Indochinois (juin 1945), Parti national malgache (mai 1947), Union des Vietnamiens de France (septembre 1950), Union des populations du Cameroun (juillet 1955), Parti communiste algérien (septembre 1955), Front commun antillo-guyanais (juillet 1961), Mouvement populaire de la Côte française des Somalis (juillet 1967), Alliance révolutionnaire caraïbe (mai 1984), Mouvement corse pour l’autodétermination (janvier 1987), Iparretarrak (juillet 1987), etc.
Sous De Gaulle, l’ordonnance du 22 décembre 1960 va permettre d’étendre la dissolution aux organisations provoquant à « des manifestations contraires à l’ordre public, lorsque ces manifestations ont été interdites par l’autorité compétente », ainsi que celles manifestant « leur solidarité, soit par des prises de position publique, soit dans l’action » avec des organisations dissoutes. Là encore, même procédé : les groupes officiellement visés par cette extension sont des organisations d’extrême-droite d’un côté (Front de l’Algérie Française, Front National Combattant, Organisation Armée Secrète, etc.) et dans la même séquence des organisations anticolonialistes (Front commun antillo-guyanais, Rassemblement des populations tahitiennes, etc.). Et enfin, 11 organisations ayant pris part au mouvement de Mai 68 seront dissoutes dans un même décret, le 12 juin 1968.
En 1972, la loi du 1er juillet, présentée comme outil de lutte contre le racisme, y ajoute la possibilité de dissoudre des associations « incitant à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; propageant des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».
En 1986, la loi du 9 septembre sur le terrorisme rajoute la disposition : « qui se livreraient, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger » qui va servir à attaquer le mouvement kurde en France quelques années plus tard.
Et enfin, la loi du 5 juillet 2006 sur les violences lors des manifestations sportives étend la dissolution aux supporters ultras « Paris 1970 – La Grinta », « Supras Auteuil 91 », « Les Authentiks », « Cosa Nostra Lyon ».
Tous ces règlements finiront par être codifiés dans l’article L-212 du Code de Sécurité Intérieure en 2012. Une dernière modification y a été faite par la loi « séparatisme » du 24 août 2021. Ces derniers ajouts sont en gras.
Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ; 2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; 3° Ou dont l’objet ou l’action tend à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; 4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ; 5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ; 6° Ou qui, soit provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger. Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal. |
Au vu des usages passés et de son élargissement inouï ; de telles extensions des motifs de dissolution administrative sont à même de ciblerdes pans entiers du mouvement socialet à criminaliser toutes critiquesradicales de l’ordre dominant et ses sbires institutionnels.
Comme toute mesure de police administrative, il s’agit d’un geste autoritaire et quasi libéré d’encadrement judiciaire. Cependant, même si elle a des conséquences nuisibles sur les communautés qu’elle vise, notamment par la menace judiciaire de « reconstitution de ligue dissoute » qu’elle fait planer sur les membres supposé·es (3 ans de prison), elle n’a jamais suffit à elle seule à endiguer les mouvements qu’elle ciblait. La dissolution administrative est toujours un élément complémentaire d’une distribution plus large de la violence étatique.
Le rôle de l’antiterrorisme et du renseignement dans les dissolutions
« Notre main ne tremble pas quand il s’agit de défendre la République face à ceux qui croient pouvoir la faire plier. »
– Gabriel Attal à propos de la dissolution de la Ligue de Défense des Noirs Africains (2021) –
Les cas de dissolutions administratives en lien avec des opérations répressives de grande ampleur (et des intérêts géopolitiques) sont nombreux, les exemples les plus sanglants concernent les luttes anticoloniales (Madagascar, Kanaky, Algérie, etc.). Contrairement à ce qui est régulièrement dit, l’usage de cet outil « d’exception » en complément des massacres coloniaux n’est pas un dévoiement d’une loi à d’autres fins – les colonies ayant été historiquement le lieu par excellence de l’exception et de l’expérimentation répressive. La loi de 1936 sur la dissolution des milices de combat a simplement suivi le même processus de militarisation de l’ordre étatique, à l’instar des armes de la police, des techniques contre-insurrectionnelles, et de l’arsenal antiterroriste.
L’antiterrorisme et le renseignement ne sont donc jamais loin des procédures de dissolutions. Ces dernières ont accompagné la répression militaire des mouvements de lutte contre le colonialisme français (organisations indépendantistes algériennes, malgaches, bretonnes, corses, basques, antillaises, kurdes, vietnamiennes, camerounaises), servant de complément à l’action contre-subversive.
Depuis 2015, le gouvernement a fait dissoudre une trentaine d’organisations avec plus ou moins de facilité. Pour certaines, la dissolution s’est effectuée sur des bases de rapports du renseignement, voir parfois uniquement de notes blanches affirmant des « liens avec les milieux djihadistes ». La loi séparatisme et la production rapide de jurisprudences via les recours au Conseil d’État ont élargi drastiquement les possibilités de dissolutions. Cette loi du 10 janvier 1936, pensée par l’État comme une arme d’ultime recours face au péril fasciste, nous enseigne que le combat antifasciste ne peut se mener avec les armes de l’État car elles se retournent toujours contre le mouvement social. C’est le cas pour les outils répressifs en général comme l’a très bien montré l’historienne Vanessa Codaccionni.
Le rendu du Conseil d’État sur la non-dissolution des Soulèvements de la Terre a été médiatisé à tord comme une victoire, alors qu’il confirmait un approfondissement répressif via la dissolution de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie (CRI) et la GALE. Le décret de dissolution de la Défense Collective de Rennes publié ce 3 avril 2024 utilise abondamment l’argument qui a justifié la dissolution du CRI : la non-modération de propos sur les réseaux sociaux. Argument lui-même issu de la dissolution définitive de Baraka City en 2021. Comme pour la DefCol, plusieurs années de posts sur les réseaux sociaux, soigneusement compilés par le renseignement, venaient appuyer la dissolution de Baraka City. L’élément déterminant qui a fait jurisprudence est la non-modération des commentaires. C’est à dire que l’association (ou le groupement) et son leader présumé, sont tenus pour responsables des commentaires sous leurs publications : « ne pas censurer = promouvoir ».
Dans toutes les critiques qui ont été apportées à cet outil répressif, peu ont souligné le rôle central des services de renseignement et leur place dans la construction d’ennemis intérieurs en lien avec la répression antiterroriste. La dissolution administrative devrait être analysée comme un élément complémentaire de la politique antiterroriste, ciblant particulièrement trois « ennemis intérieurs » triés en trois catégories : « ultragauche » (Lafarge, Affaire du 8/12, Bloc Lorrain, Défense Collective, etc.), « ultradroite » (Alvarium, La Citadelle, Génération Identitaire, Waffencraft, Barjols, etc.), et « islamisme » (CCIF, CRI, Comité Action Palestine, Palestine Vaincra, etc.).
La loi du 11 juillet 1972 sur l’administration va rendre obligatoire l’exposé des motifs de toute décision de police administrative1, renforçant dès lors le pouvoir des rapports du renseignement dans des procédures de dissolution.
Pour qui a été la cible de l’antiterrorisme, comme l’algérien Rabah Meniker, nous savons que les fantasmes peuvent coûter cher, et par quels procédés ces même services de « renseignements » peuvent créer des coupables à partir de petits riens. Comme nous l’expliquions déjà dans un autre texte, « la surveillance est utilisée en antiterrorisme comme un outil de déformation de la réalité. Elle permet à l’accusation de disposer d’une quantité phénoménale d’informations dans lesquelles elle n’a plus qu’à piocher les quelques éléments qui, une fois décontextualisés, serviront à matérialiser la fiction policière. Le reste étant soigneusement ignoré, la surveillance ne vise en aucun cas à rendre compte d’une quelconque réalité mais à augmenter la probabilité de rendre vraisemblable un scénario pré-établi. »
Il y a également des dissolutions qui passent inaperçues, dont les procédés sont pourtant identiques, comme celle de la maison d’édition Nawa en septembre 2021. Cette dernière était accusée (par les renseignements via la bouche immonde de Darmanin) d’être un organe de propagande islamiste. En réponse, Nawa dénonçait « des petites accusations, de types personnels, nourries de rapprochements fallacieux, inexacts, mensongers et surtout, absolument indignes d’un État de droit disposant de services de renseignements capables de mener des enquêtes précises et motivées. Au-delà d’accusations issues de fameuses “notes blanches” qui falsifient, tronquent et résument, à la guise de l’accusation, certains prétendus propos ».
Même procédés également pour La Voie Droite, plateforme en ligne qui diffuse des centaines contenus religieux depuis 2012 et prend « le risque de clamer publiquement [son] opposition à la tendance pro-terroriste] ». Le dimanche 23 janvier 2022, après un documentaire M6 sur « l’islam radical », Darmanin annoncait leur dissolution. Leur communiqué de défense répliquait qu’ « interpréter des passages tronqués et pris hors-contexte aboutit souvent à des conclusions erronées ».
Novembre 1993 : dissolutions et rafle antiterroristecontre les kurdes
En novembre 1993, le sinistre Charles Pasqua lançait une énorme opération antiterroriste visant la communauté kurde militante. La police procéda à une « vaste opération d’interpellations d’environ 200 personnes dans toute la France ». Quelques jours après, le Conseil des Ministres ordonna la dissolution par décret de deux associations kurdes comprenant des centaines de membres.
Stéphane Maugendre, alors avocat d’un des accusé.es déclarait : « Deux semaines après la rafle touchant les membres présumés en France du Parti des travailleurs du Kurdistan, ce mardi, Charles Pasqua a voulu à sa manière boucler le dossier policier de l’affaire. A sa demande, le Conseil des ministres d’hier matin a dissous par décret deux importantes associations présentées par le ministre de l’ Intérieur comme « des façades légales du PKK qui, en France comme dans d’autres pays d’Europe, se livre à des actions de caractère terroriste ou délictuel ». Il s’agit du Comité du Kurdistan et de la Fédération des associations culturelles et des travailleurs patriotes du Kurdistan en France, Yekkom-Kurdistan, ainsi que de sept comités appartenant à cette dernière, qui rentreraient sous les coups de la loi de janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées. »
Dès le lendemain le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) écrivait dans un communiqué :
«Sous prétexte de « chasse aux terroristes », la police française, procédait sur ordre du ministre de l’Intérieur et avec approbation du gouvernement turc, à une rafle parmi les réfugiés kurdes, simultanément, dans plusieurs villes de France: arrestations arbitraires d’une centaine de personnes, perquisitions, locaux associatifs saccagés. »
Même si cette opération débouchera sur un non-lieu 8 ans après (en 2001), pour les 31 personnes mises en examen (« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ») et leurs proches, la procédure elle-même aura été une peine pour toute la communauté kurde française. Plusieurs mois de détention provisoire (jusqu’à 6 mois), des années de contrôle judiciaire, de surveillance, de frais de justice, et une mise en danger de mort par la divulgation de documents « secret défense » de la DST fuités dans un journal turc (les noms des interpellé·es furent donnés à la police turque).« A quel prix les Kurdes ont-ils été vendus ? » titrait à l’époque le journal duMRAP, « Contre les 235 millions de dollars que représente la vente des hélicoptères « Puma » si efficaces pour la répression des Kurdes en Turquie ? »
Le président de la Fédération Internationale des Ligues de Droit de l’Homme, dénonçait également:
« Il y a trois semaines, le ministre de la Défense, M. Léotard, a réalisé un fructueux contrat de vente d’armes à Ankara. Dans cette affaire, la France était en concurrence avec d’autres pays. La rafle des Kurdes a été la cerise sur le gâteau. »
Trois jours avant cette opération anti-kurde de 1993, le renseignement préparait le terrain en diffusant sa story confusionniste. Le 15 novembre 1993, la DST (Direction de la Surveillance du Territoire, ancêtre de la DGSI) transmettait à la DGPN (Direction générale de la police nationale) un rapport « faisant état d’informations recueillies sur le PKK qui en utilisant en France un réseau associatif, y commettrait des actions criminelles ou délictuelles ». Le biais anti-immigré de la DST leur faisait même écrire que la recrudescence des actions du PKK en France serait « à relier à l’augmentation de l’immigration turque et kurde, notamment clandestine ou dans le cadre de demandes d’asile plus ou moins fantaisistes ». Fins analystes, l’intensification de la guerre génocidaire menée par l’État turc contre le Kurdistan n’apparaissait pas dans leurs conclusions sur les causes de cet activisme.
Pour appuyer ce sinistre spectacle médiatique antiterroriste, un autre coup (monté) de filet était ordonné simultanément dans « les milieux islamistes ». Pasqua déclarera : « Certaines personnes interpellées s’apprêtaient à commettre des attentats en France » et on finira par apprendre bien plus tard que « les services » avaient créé de fausses preuves.
Génération Identitaire, Argos et la reconstitution de ligue dissoute
« Nous ne laisserons aucun groupe dissous se reconstituer. »
– Tweet de Darmanin à propos d’Argos, le 12 mars 2024 –
Ce 12 mars 2024, une douzaine de militants d’extrême-droite, en lien avec le groupe Argos, sont arrêtés et perquisitionnés. On leur reproche la reconstitution illégale de Génération Identitaire (groupement dissous en 2021). D’après le juriste Matta Duvignau, le décret de dissolution était riche de « faits précis et documentés », glanés par le renseignement et permettant de la faire entrer dans la définition d’un groupe de combat2 car elle employait une « une symbolique et une rhétorique martiales » :
« Il suffit de lire les pages du décret prononçant la dissolution de Génération Identitaire pour en constater non seulement sa précision mais aussi sa « richesse » : éléments factuels, précis, datés, circonstanciés, indication de noms de personnes, actualisation, etc. […] Qu’il nous soit permis d’émettre une hypothèse, qui n’est en rien, en vérité, originale : cette association – tout comme celles déjà dissoutes il y a quelques mois – faisait probablement l’objet d’une surveillance très étroite de la part des services de renseignements, plusieurs enquêtes ont été menées, des faits précis et documentés ont été rapportés. » nous dit Matta Duvignau.
On peut raisonnablement penser que le décret de dissolution de Génération Identitaire ayant été solidement construit, il devient alors plus aisé de poursuivre une reconstitution de ligue dissoute. L’autodéfense face au renseignement devient alors essentielle, car les éléments de détail du décret peuvent définir plus ou moins de marges de manœuvre.
Cependant on manque de documentation et d’exemples dans les milieux d’autodéfense juridique sur cette procédure. Il y aurait des exemples à rechercher dans les archives de la Cour de sûreté de l’État dans les années 70 où de nombreuses condamnations on eu lieu suite à la dissolution de la Gauche Prolétarienne et du Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France. Les peines distribuées à l’époque (par un tribunal militaire) allaient jusqu’à 2 ans de prison ferme (pour Alain Geismar) et la simple distribution du journal affilié au groupe dissous semblait un élément suffisant pour condamner.
On peut lire dans Le Monde du 18 septembre 1970 que : « La plupart des personnes poursuivies devant la Cour de sûreté de l’État sont inculpées de maintien ou reconstitution de mouvements dissous au terme de la loi du 10 janvier 1936. Elles risquent une peine d’emprisonnement de deux ans : deux groupements sont visés ; d’une part, la Gauche prolétarienne dissoute le 27 mai dernier, et, d’autre part, le Parti communiste marxiste-léniniste de France (P.C.M.L.F.) dissous par un décret du 12 juin 1968. Cinquante-six personnes, sauf erreur, sont inculpées de maintien ou reconstitution de l’ex-Gauche prolétarienne, dont dix-huit sont détenues. Certaines d’entre elles ont été poursuivies pour avoir distribué La Cause du peuple, journal dans lequel s’expriment les idées du mouvement dissous le 27 mai. La plupart sont des étudiants ou de jeunes ouvriers, généralement arrêtés dans la région parisienne, dans le nord, dans l’est, ou dans la région lyonnaise. »
Plus récemment, en 2013, la condamnation de Yvan Benedetti et Alexandre Gabriac ayant dirigé l’Œuvre française et Jeunesses nationalistes révolutionnaires (dissoutes après le meurtre du camarade antifasciste Clément Méric en 2012) donnent un exemple de peines encourues : six mois de prison avec sursis avaient été requis à l’audience le 4 juin devant le tribunal correctionnel, mais les deux nationalistes ont été condamnés à des jours-amendes – 80 jours-amendes à 50 euros pour le premier et 30 pour le second. En appel, Yvan Benedetti avait écopé de 8 mois de prison avec sursis.
Ainsi l’enjeu principal de la dissolution n’est pas de dissoudre en tant que tel, mais de pouvoir criminaliser le fait même de se ré-organiser par la suite. Là où la dissolution est un acte purement politique (émanant directement du gouvernement), l’inculpation pour « reconstitution de ligue dissoute » permet une judiciarisation prévue par le Code Pénal. L’Art. 431-17 prévoit : « Le fait d’organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’un groupe de combat dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 ». C’est un délit puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
Dans le contexte actuel de renouveau de l’usage de la dissolution administrative, la production de jurisprudences est au cœur des stratégies répressives contre le mouvement social. Que ce soit par l’article L. 212 du CSI ou l’article 421 du Code Pénal (association de malfaiteurs terroriste), il n’y a aucune raison de se réjouir des menées répressives du gouvernement même quand elles ciblent nos ennemis. Sa prétendue lutte contre « l’ultradroite » ou « l’islamisme radical », n’est que le faux-nez du basculement fasciste en cours qui vise à établir un nouvel ordre militarisé dans lequel des pans très larges du mouvement social sont menacés.
La reconstitution de ligue dissoute est également un moyen d’étendre les prérogatives de plusieurs services de renseignement, qui répartissent leurs activités selon 7 finalités. Les Renseignements Territoriaux, les Renseignements de la Préfecture de Police de Paris, le Renseignement Pénitentiaire, et la Sous-Direction de l’Anticipation Opérationnelle, sont habilités à violer la vie privée des personnes dans le cadre de la finalité 5 : « La prévention de : a) des atteintes à la forme républicaine des institutions ; b) des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de ligue dissoute ; c) des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. »
Ces même services sont ceux qui luttent activement contre le mouvement social et récupèrent des renseignements en vue des dissolutions. Lorsqu’un décret tombe, ils bénéficient dès lors d’un débridage légal qui leur permet de déployer plus de techniques de renseignement.
Il n’y a donc aucune raison de se réjouir de l’opération actuelle menée contre Argos pour « reconstitution de ligue dissoute ». Qui qu’il touche, l’outil répressif reste le même, et toujours dans les même mains : l’État. On a pu voir avec le procès du 8/12 comment une jurisprudence contre un attentat djihadiste pouvait être utilisée quelques années plus tard contre un militant ayant combattu Daesh et n’ayant projeté aucun attentat. Il en sera de même pour Argos.
Dissolutions administratives : nouvelles séquences post-2015
La dissolutionnite aiguë que nous connaissons aujourd’hui a été lancée le 14 janvier 2016 (un an après les attentats) avec la dissolution de trois associations musulmanes liées à la mosquée de Lagny, présentée par Bernard Cazeneuve comme un « foyer d’idéologie radicale ». Cette première vague de dissolution est une réaction directe aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher de janvier 2015 et elle intervient dans le prolongement d’opérations antiterroristes ciblant la mosquée, mais plus généralement ayant ciblé plus de 5000 familles musulmanes via des « visites domiciliaires » (descentes d’unités de police militarisées).
– Jusqu’en 2019, les décrets de dissolution visent principalement des organisations musulmanes, elles sont toutes ciblées sur la base des articles 6 et 7 (terrorisme).
Article 6 (1972) : « qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».
Article 7 (1986) : « qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger »
– Le 24 avril 2019, suite à un regain d’activisme et des agressions racistes, l’extrême-droite est ciblée par une vague de dissolution via l’article 1 et 6. L’article 7 (terrorisme) n’est pas retenu, malgré les références ouvertes au nazisme et autres groupuscules d’extrême-droite ayant mené des actions terroristes en Europe. Le Bastion Social est dissout, avec six organisations proches : Les Petits Reblochons, l’Association Lugdunum, le Cercle Frédéric Mistral, le Cercle Honoré d’Estienne d’Orves, l’Association Arvernis, et Solidarité Argentoratum. En juillet, le groupe néo-nazi Blood and Honour Hexagone sera également dissout sur la base de l’article 2 et 6.
Article 1 (2012) : « qui provoquent à des manifestations armées dans la rue »
Article 2 (2012) : « ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées »
– De février 2020 à août 2021, les décrets de dissolution vont continuer de cibler l’extrême-droite, des organisations musulmanes ou antiracistes. Elles sont toutes en lien direct avec le « terrorisme » et le « séparatisme islamiste » (mobilisant l’article 7), sauf pour les organisations d’extrême-droite.
On constate que les dissolutions sont souvent déclenchées à la suite d’évènements marquants (attentats, meurtres, regain d’activisme), mais là où la première vague de dissolutions en lien avec les attentats de janvier 2015 était intervenue un an après, on remarque une prise en main quasi immédiate cinq années plus tard. En effet, la dissolution de l’association Killuminateam est conjointe avec la mise en examen de son président en février 2020. La dissolution du Collectif Cheikh Yassine intervient dès la fin de la GAV de son fondateur, Abdelhakim Sefrioui, 5 jours après l’assassinat de Samuel Paty. Et l’assassinat sera ensuite instrumentalisé pour légitimer la dissolution du CCIF et de Baraka City.
On peut constater également que l’article 7 (terrorisme) n’apparaît pas dans les motifs de dissolution ciblant l’extrême-droite, malgré les nombreuses condamnations pour terrorisme de ces dernières années, les attentats d’extrême-droite partout dans le monde, et surtout les références idéologiques fascistes. Cette observation confirme toujours un peu plus que la doctrine antiterroriste de l’État vise à protéger l’extrême-droite. La liberté d’expression qui est donnée aux expressions publiques néo-fascistes (légitimation de la torture, chasse aux étrangers, attaques antisociales, négation et soutien à des génocides, réhabilitation mémorielle de figures fascistes, etc.) est hallucinante en comparaison à la criminalisation des propos anti-flics. Et les exemples d’affaires où le Parquet National Antiterroriste (PNAT) n’a pas souhaité se saisir de certains faits est aussi éloquent. Un exemple parmi des dizaines d’autres : le PNAT ne s’est pas saisi suite à l’assassinat de camarades kurdes à Paris en décembre 2022, affirmant que « le racisme n’est pas une idéologie », donc pas politique, donc pas terroriste.
Pas de conclusion
Ce texte se veux une simple contribution aux analyses actuelles sur la répression. Nous espérons susciter des réflexions et surtout promouvoir l’idée que la répression fait système, et que contrairement aux réflexes autocentrés que nous observons souvent dans les milieux gauchistes, il n’y a pas qu’un seul front et les attaques envers d’autres composantes de la lutte (ou hors de nos luttes) sont aussi des attaques contre nous.
Dans ce contexte, on a souhaité insister sur le développement de l’arsenal répressif administratif qui connaît actuellement une croissance inédite. Selon le Syndicat des Avocats de France, « l’action administrative prend ainsi le pas sur la justice » et c’est bien la tendance qui nous inquiète autours de cette question de la dissolution administrative, autant que dans l’arsenal antiterroriste et dans les lois anti-étranger·ères.
Alors que l’institution judiciaire est déjà en voie de militarisation, ce développement extra-judiciaire ouvre la porte à une panoplie d’outils répressifs toujours plus arbitraires et face auxquels l’autodéfense juridique est largement affaiblie. Outre la dissolution administrative, on a vu des camarades kurdes, antifascistes ou écologistes étranger·ères placé·es en CRA et expulsé·es ; des mesures de contrôle post-sentenciels (après l’exécution de sa peine) se généraliser : FIJAIT (20 ans de contrôle), MICAS (jusqu’à 2 ans pour l’instant), déradicalisation (etc.), et parfois hors de tout cadre légal (Kamel Daoudi).
Comme l’analyse le sociologue Samir Amghar à propos des mesures antiterroristes : un des effets recherchés par les milliers de perquisitions administratives, les fermetures de mosquées et les dissolutions à la pelle ; est de pousser à la radicalisation et de produire la menace sur laquelle le gouvernement a fondé son ultime légitimité. Pour utiliser les propos de Darmanin, le gouvernement « favorise un terreau fertile au terrorisme » en renforçant l’islamophobie, le racisme d’État et la guerre aux pauvres.
En même temps qu’il se montre en train de réprimer l’extrême-droite (dissolutions, associations de malfaiteurs, discours de barrage, etc.) l’État promeut la montée d’un certain fascisme dans l’opinion publique afin d’affaiblir l’opposition politique « de gauche » et de pousser à la radicalisation l’extrême-droite.
Cette montée des affects fascisants dans l’opinion publique offre plusieurs bénéfices. D’une part il permet à l’État d’obtenir le consentement des français·es pour une militarisation du régime, en canalisant ces affects vers une dictature militaire (glorification des institutions répressives, patriotisme, mise au travail forcé, etc.). D’autre part il donne l’illusion d’un barrage face à des « extrêmes » (droite, gauche, islamisme) qui mettraient en péril la nation. Et enfin il permet des menées de guerre de classe d’une violence toujours plus assumée.
Cette stratégie de démantèlement sociétal et d’appauvrissement généralisé favorise les faits divers liés à la pauvreté (vols, pétages de plomb, haines, etc.) qui favorisent à leur tour la fascisation de la société et l’empuissantement de la bourgeoisie et de l’État.
Face à tout cela, nous pensons qu’il est indispensable d’élargir nos alliances et nos analyses et surtout d’opposer une solidarité de principe et en actes face à la répression.
La meilleure défense c’est l’attaque !
1 L’obligation de la motivation d’une décision de dissolution est rappelé par le Conseil d’Etat (CE 1984, Fédération d’action nationale et européenne (FANE), n°28070).
2 L’article 431-13 du Code pénal définit : « constitue un groupe de combat, en dehors des cas prévus par la loi, tout groupement de personnes détenant ou ayant accès à des armes, doté d’une organisation hiérarchisée et susceptible de troubler l’ordre public »