LibreFlot: « À vous, volontaires internationalistes qui partez combattre en faveur de l’auto-défense de l’Ukraine »

Après 15 mois de quartier d’isolement, au 22e jour de sa grève de la faim, après une première hospitalisation ce week-end et ayant perdu plus de 10 kilos, Libre Flot le sait mieux que quiconque : « si vous êtes des militant.es politiques, vous êtes les potentiel.les terroristes de demain ». Aujourd’hui il souhaite faire passer ce message de soutien et d’avertissement aux volontaires qui partent combattre actuellement contre l’invasion russe en Ukraine. Ses mots sont durs, et malgré le difficile accès à l’information en prison, il voit juste. Selon un article de Europe1, la DGSI est déjà entrain de contruire son récit et de tisser sa toile autours de certains volontaires.

« À vous, volontaires internationalistes qui partez combattre en faveur de l’auto-défense de l’Ukraine. »

L’actualité en Ukraine et les engagements individuels de certain.es résonnent étrangement avec les engagements des volontaires contre Daesh. Je ne m’adresse pas aux militant.es d’extrême-droite, aux idéologies basées sur la haine de l’autre, mais à vous, volontaires internationalistes qui partez combattre en faveur de l’auto-défense de l’Ukraine par amour de la vie. A vous qui aujourd’hui êtes encensé.es par les médias et les politiques, sachez ceci: si vous êtes des militant.es politiques, vous êtes les potentiel.les terroristes de demain, car à votre retour, tout comme moi qui ai rejoint les Unités de Protection du Peuple (YPG) et combattu les barbares daeshiens, cette expérience sera une épée de Damoclès que la DGSI et le gouvernement feront planer au dessus de vos têtes. Vous serez sûrement épié.es et surveillé.es, toute votre vie pourra être redessinée, réécrite, réinterprétée et de simples blagues pourront devenir des éléments à charge lorsque ces institutions auront décidé de vous instrumentaliser pour répondre aux besoins de leur agenda politique.

Depuis le 27 février, je suis en grève de la faim pour que l’on cesse de me traiter comme les terroristes contre lesquels j’ai combattu et ce, dans l’indifférence des médias et des politiques, sous une chape de plomb semblable à une pierre tombale.

Je finirai par ces mots d’anarchistes ukrainien.nes : « Liberté aux peuples, Mort aux empires! »

Libre Flot.

 

« Ya plus de parole perdue. »

Ce sont les mots d’un autre volontaire ayant combattu Daesh au Rojava. Alex, auteur du livre Hommage au Rojava, il témoignait au micro de Lundisoir de cette épée de Damoclès constante qui pèse au dessus de chacun de leurs mots : « c’est assez dur pour l’entourage de comprendre qu’en fait on peut pas parler librement, c’est pas possible ».

Un article d’avril 2021 du Monde Diplomatique intitulé « Combattre les jihadistes, un crime?« , constatait que « le Parlement français a adopté de nombreuses lois « antiterroristes » qui permettent de substituer le soupçon à la preuve. Comble de la perversité, ces textes servent aujourd’hui de base juridique pour traquer ceux qui ont voulu combattre le djihadisme en Syrie. »

Cela saute aux yeux, l’Etat français, via la DGSI, opère à un tri idéologique entre les personnes qui partent combattre au nom d’idéaux patriotiques et nationalistes (bons volontaires), et ceux qui partent au nom d’idéaux libertaires, anti-coloniaux et socialistes (menaces terroristes). La DGSI est une police politique, profondément antigauchiste, qui a pour mission de maintenir dans le domaine de l’impossible l’avènement d’organisations politiques bien plus émancipatrices que la forme autoritaire qu’est l’Etat-Nation.

Force à toi Libre Flot!
Liberté aux peuples, mort aux empires!

 

–> Pétition pour sa libération immédiate <–

–> Tribune pour sa libération immédiate <–

Rejoignez les signataires en écrivant à pourledroitaladefense@riseup.net

[LundiAM] Récit d’une mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste

« Ce qu’on nous reproche ? Une sorte de fantasme construit autour de nos opinions politiques. »

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022.
 
Une des inculpé.es de l’affaire dite du 8 décembre 2020 revient sur la mécanique infernale (et toujours en cours) dans laquelle les services de renseignement et le parquet antiterroriste l’ont plongée, avec huit autres personnes, il y a un peu plus d’un an maintenant.
 

Depuis plus d’un an maintenant, vous êtes mise en examen dans une affaire d’association de malfaiteurs terroriste, dont on a régulièrement parlé dans lundimatin et qu’on appelle communément « l’affaire du 8 décembre », jour de vos arrestations en 2020. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’il se passe pour vous, ce 8 décembre au matin ?

Les 8 décembre on a été neuf personnes arrêtées un peu partout en France, à 6 h du mat’, par des équipes du Raid et de la DGSI. Chez moi, ils devaient être une vingtaine, toute la rue était bloquée, ils étaient très nombreux dans la maison, j’ai un peu du mal à estimer le nombre. On a été emmenés en train ou en avion dans les locaux de la DGSI, pour passer trois jours de garde-à-vue antiterroriste. Puis on a été sept mis en examen avec ce chef d’inculpation de « participation à une association de malfaiteurs terroristes en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes ». Deux personnes on pu directement sortir sous contrôle judiciaire et on est cinq à avoir été envoyés en détention – quatre mois et demi en ce qui me concerne. Depuis tout le monde est sorti sauf une personne qui est actuellement toujours maintenue en détention, sous le régime de l’isolement.Tout part de la surveillance de cet ami qui était parti au Rojava quelques temps avant. Comme toutes les personnes qui se sont rendues sur place, cela a attiré l’attention de la DGSI à son retour. De cette surveillance est née un rapport, qui va servir à « judiciariser » notre affaire. Ça, c’est en février 2020. À partir de là, il y a donc dix mois d’enquête avant nos arrestations, enquête qui se base sur l’idée que cette personne revenue du Rojava chercherait à monter un groupe « en vue de commettre des actions violentes contre les forces de l’ordre ou des militaires ». En gros, ce qui nous est reproché, c’est ça : association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes.C’est un chef d’inculpation un peu particulier, dans le sens où il est complètement fourre-tout. Les jurisprudences de ces dernières années, alimentées par l’islamophobie ambiante, ont élargi les possibilités de condamnation. Un « esprit de projet » suffit à établir une culpabilité, sans qu’il n’y ait besoin d’actes ou de préparation, ce qui permet de donner une place légale au fantasme et à l’interprétation dans un dossier. Tu peux faire partie d’une association de malfaiteurs sans en avoir conscience.
D’ailleurs la première chose à dire c’est que parmi les neuf personnes arrêtées le 8 décembre, on ne se connaît pas toutes et tous. Pour certain.es, on ne s’est rencontrés une seule fois, pour d’autres on ne s’est jamais vu. Pour valider cette notion de « groupe », dans le rapport de la DGSI à l’origine de l’affaire, il est écrit qu’on aurait tous l’intention d’habiter ensemble dans un squat. Dix mois plus tard, ils nous arrêtent aux quatre coins de la France. On ne se connaît déjà pas tou.tes, alors habiter ensemble c’est pas à l’ordre du jour !

Tu peux revenir sur les conditions de ton arrestation ?

Dans ce genre de situation tout se passe très vite. Quand tu te retrouves finalement dans ta cellule en détention, t’as pas vraiment l’impression d’avoir eu le temps de comprendre ou de te saisir de quoi que ce soit et, malgré les trois jours de garde à vue tu te dis « mais du coup quoi ? Ca y est c’est tout ? Je suis en prison et ça s’arrête là ? » C’est assez impressionnant.
En plus une garde-à-vue antiterroriste, c’est quand même pas rien. C’est vraiment pensé pour te désarçonner, te fatiguer.
Déjà il y a le trajet et la manière dont on a été arrêté. Après trois heures de perquisition j’ai d’abord été emmenée dans un premier commissariat, menottée et cagoulée. C’est là, quand on est venu me chercher en cellule, que j’ai compris que c’était la DGSI qui m’emmenait à Paris parce qu’au début on ne me disait pas pourquoi on m’arrêtait et on ne me disait pas quels étaient les chefs d’inculpation. Ils me disaient juste : tu vas rester enfermée un bon moment. Moi, au début, j’étais vraiment assez incrédule, je pensais : « Cause toujours ! Je suis sûre que je suis sortie ce soir ! ». Heureusement quelque part, parce que ça m’a beaucoup aidé à gérer le stress et les conditions de transport. Dans le train j’étais ceinturée par une espèce de camisole, les bras contre le corps, avec un masque de ski opaque sur les yeux, pendant tout le trajet. Ensuite, il y a les conditions dans lesquelles tu passes tes interrogatoires. On te fout dans une cellule et puis tu attends… Alors elle est propre, mais elle est complètement insonorisée, t’as pas de lumière du jour, seulement celle du néon, sans possibilité de l’éteindre. Ce qui, avec les murs hyper blancs, te file de sacrées migraines. Et du coup tu n’as pas de notion du temps qui passe, aucun moyen de savoir où tu en es dans la journée. C’est toute une atmosphère pensée pour créer une perte de repères. Arriver en interrogatoire dans ce contexte, c’est pas évident.On a tous dû avoir au moins deux interrogatoires par jour. Dans l’ensemble, les policiers étaient plutôt corrects de mon côté, mais j’ai quand même donné mon ADN sous des espèces de menaces sexuelles, du genre « de toute façon si tu le donnes pas je vais venir chercher tes poils pubiens dans ta petite culotte »… Après, je crois que c’est qu’au bout du quatrième qu’on a commencé à me parler réellement de ce qu’on me reprochait – c’est-à-dire d’éléments qui étaient gardés contre moi dans le dossier. Avant ça, c’était quasiment que des questions d’ordre personnel et politique, et puis énormément de questions sur le parcours de l’ami qui s’était rendu au Rojava.

 

Ce qui était assez étonnant en lisant les articles dans la presse suite à vos arrestations, c’est qu’on ne parvenait pas à comprendre ce qui vous était reproché. En général, le parquet antiterroriste communique beaucoup et fait feu de tout bois à partir du moindre petit élément du dossier. Là, ce qui était frappant, c’est que quand ils ont mis en avant la présence d’armes, ils ont assez vite précisé qu’il s’agissait certainement d’armes détenues légalement. Dès le début de la médiatisation de l’enquête, ils laissent apparaître qu’il n’y a pas grand-chose dans le dossier. Ils parlent d’un « artificier », dont on apprend assez vite que ce qui lui vaut ce qualificatif c’est d’être salarié de Disneyland où il oeuvre pour le spectacle nocturne et quotidien qui émerveille les enfants. Ça relativise un peu… Évidemment, le but c’est de « colorer » l’enquête, comme ils disent, mais on voit bien que c’est assez vide – d’ailleurs, ils vous ont depuis presque tou.tes relâché.es. Mais le « projet » qui revenait c’était votre prétendue volonté de vous en prendre à la police. Est-ce que tu peux nous expliquer sur quoi se fonde cette accusation de vouloir fomenter un attentat contre la police nationale ?
Ce qu’on nous reproche ? Une sorte de fantasme construit autour de nos opinions politiques. Ce dossier repose sur un ensemble d’éléments disparates qui n’ont globalement rien à voir les uns avec les autres mais qui, décontextualisés et racolés, permettent de construire un décors.Un week-end de retrouvaille entre deux amis – dont l’un passionné d’artifices et a l’habitude de faire des effets spéciaux pour des clips – va être accolée à une après midi d’airsoft quelques mois plus tard à l’autre bout de la France avec d’autres personnes qui se sont retrouvés au hasard du confinement à tuer le temps à la campagne. La DGSI va tenter de faire croire que ces deux évènements convergent vers un même projet, et qu’il y aurait un « groupe » constitué (la plupart ne se sont jamais revus après pourtant…). C’est ça qui va être retranscrit dans le dossier comme un « camp d’entraînement militaire  » et c’est ce genre d’extrapolations délirantes auxquelles on fait face. Pour ce qui est des armes, trois personnes possédaient leur permis de chasse et la DGSI va détourner une phrase de son sens (en l’occurrence, une blague), pour faire planer le doute sur les finalités de ces permis de chasse. Un des inculpé est fils de militaire, il y avait des armes inutilisables de collection chez lui qui ne lui appartenaient pas. Et puis il y a aussi de la manipulation dans les termes, puisque les répliques d’airsoft (des pistolets à billes, donc) saisies sont à chaque fois désignées comme des armes.Dans les conversations téléphoniques qui sont retenues à charge contre moi, il y a une fois où j’étais assez énervée parce que je n’avais pas pu faire encaisser un chèque par ma banque et que j’avais absolument besoin de déposer. Donc j’appelle une copine en disant : « Ah, ça me donne envie de cramer toutes les banques ! » – ce genre d’envolées lyriques qu’on peut avoir dans des moments de colère ! Voilà, ça, par exemple, c’est transformé, noir sur blanc, dans un PV comme : « elle affirme son intention de… » Et j’ai dû m’en expliquer devant le juge d’instruction… Je lui ai rappelé le contexte – c’était pendant le premier confinement, strict et hyper-répressif, dans mon envolée j’ai aussi balancé des trucs contre les drones qui étaient utilisés à ce moment là, etc… Et bref, peut-être que monsieur le juge d’instruction Jean-Marc Herbaut ne sait pas ce que c’est d’avoir du mal à boucler ses fins de mois, mais je pense que ça parle à plein de gens l’importance de pouvoir déposer un chèque !Et évidemment qu’à l’oral, on comprend la tonalité des propos, mais écrit noir sur blanc, sorti de nulle part et sans contexte, ça participe à renforcer un imaginaire complètement déconnecté de la réalité. C’est un des trucs que j’ai rappelé au juge sur cette citation-là : que même l’enquêteur chargé de retranscrire la conversation avait noté « rires » entre parenthèses à côté de mes propos…Une autre anecdote que je pourrais citer qui est significative de la tournure d’esprit de la DGSI : sur l’une de mes interceptions téléphoniques, il y a une conversation retranscrite où il est écrit que je partirais avec une « shot team  », comme équipe de tir en anglais. Quand j’ai lu ça ça m’a fait beaucoup rire… Shot team ne fait vraiment pas parti de mon vocabulaire, par contre j’utilise beaucoup l’expression « chouette team », comme ce week-end là où j’étais probablement contente de partir avec des copines ! Voilà comment des éléments se trouvent retranscrits à charge dans une procédure judiciaire. Bon, là-dessus leur mauvaise fois est tellement évidente qu’ils n’ont même pas osé m’interroger dessus. Mais ça reste dans le dossier.Ce sont ce types de conversations ou de discours sur le rôle de l’État, de l’armée ou de la police en France qui viennent alimenter et construire cette idée de vouloir s’en prendre aux forces de l’ordre ou aux institutions. Et ce qu’il faut bien comprendre, c’est que comme dans notre histoire, il n’y a pas de faits matériels, les moindres propos relevés font office de preuve et deviennent presque un élément matériel à charge. Un dossier de ce type, ce sont des milliers de pages de documents, de retranscriptions d’écoute ou de filatures, et des mots posés sur vous pour vous décrire : « camp d’entraînement », « leader », « groupe », « artificier », « guérilla », « armes »… Il y a un côté performatif du discours, basé sur les répétitions.L’arsenal juridique s’est largement renforcé ces dernières années avec la mise en place des nouvelles lois antiterroristes. Tout ce qui se fait au nom de la « lutte contre le terrorisme » a été trop peu questionné. Même si pas mal de juristes, chercheurs ou assos dénoncent et s’alarment de la tournure que prennent les choses ils n’ont que peu d’échos, et se bornent à un argumentaire sur « l’État de droit ». Tout ça nous amène à vivre cette histoire dans un contexte politique et judiciaire bien plus hostile qu’à l’époque des affaires de Tarnac et de la dépanneuse, ce qui se traduit par exemple par une grande difficulté à faire relayer nos paroles.

Lorsque nous avons appris vos arrestations et les raisons invoquées par la DGSI, nous nous sommes rapidement souvenus d’un article hallucinant et halluciné, publié un an plus tôt par nos confrères de Mediapart. Il était intitulé « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement ». Reprise grossière d’un rapport de la DGSI, sans nuance et surtout sans contradiction, l’opération policière était tellement vulgaire que nous nous étions fait quelques soucis quant à l’opportunité d’une telle reprise.. Et cela d’autant plus que l’année précédente, cela avait été débattu autour du cas d’André Hébert, revenu lui aussi du Rojava. À son retour, la police avait confisqué son passeport administrativement, sans passer par un juge, pour lui interdire de quitter le territoire. Ses avocats avaient contesté cette décision administrative et la justice avait établi que le fait d’être allé rejoindre la lutte au Rojava ne pouvait être considéré comme une menace, puisque l’armée française elle-même avait appuyé les forces sur place contre Daech.
L’article de Mediapart montre qu’à ce moment là, la DGSI fait le forcing pour faire changer le point de vue général quant aux personnes parties combattre aux côté des Kurdes. Les termes de l’article étaient effarants, dès le titre il est question des « revenants » du Rojava, évidemment pour évoquer les « revenants » djihadistes de Syrie et imposer une symétrie. Un an après, ce récit-là, cette fiction-là, elle prend corps dans votre affaire. Vos arrestations arrivent dans ce contexte-là. Est-ce que tu peux nous dire quelle place tient ce voyage au Rojava dans le dossier ?

 

Cet article n’est d’ailleurs pas le seul de Matthieu Suc qui soit scandaleux. La DGSI semble avoir trouvé son porte-voix hebdomadaire dans Mediapart, alors que nos communiqués sont considérés comme « sans intérêt journalistique » depuis plus d’un an. Oui la place du Rojava dans ce dossier est vraiment centrale. C’est ce qui le construit et ce qui a permis de le judiciariser. Le rapport de la DGSI qui ouvre l’enquête judiciaire officielle en février 2020 présente en effet cet ami ayant combattu au Rojava comme un potentiel leader cherchant à constituer un groupe pour importer la guérilla et partager des compétences militaires apprises sur place. Et c’est sous ce prisme là que tous nos faits, gestes et paroles ont été retenus. Dans nos interrogatoires de garde à vue puis dans nos auditions avec le juge, on a tous et toutes eu énormément de questions à propos de ce voyage auquel on n’a pas participé. À chaque fois, les enquêteurs ou le juge se défendaient pourtant de criminaliser la lutte qui s’y était tenue ou le simple fait d’y être allé. Ils essayent de manier le sujet avec des pincettes alors même que c’est la pierre angulaire de cette construction. Quand on cherche par exemple à te prouver un lien de cause à effet inéluctable entre s’être rendu au Rojava et une transmission de savoirs militaires dans des parties d’airsoft entre amis, t’as envie de répondre : comme s’il y avait besoin d’avoir été combattre où quoi que ce soit pour faire de l’airsoft ! Et par ailleurs, plusieurs des personnes ayant participé à cette partie d’airsoft ont été auditionnées mais ne sont pas mises en examen, ce qui prouve bien à quel point cette accusation vise plutôt des opinions et des engagements politiques sans rapport réel avec la gravité supposée des éléments qui nous seraient reprochés.Mais pour moi ça n’a rien de très surprenant si l’on considère un peu plus attentivement les enjeux géopolitiques de l’antiterrorisme français. La France mène toutes ses principales guerres au nom de l’antiterrorisme et à un moment donné, pour les valider dans l’opinion publique, il faut bien en faire un peu la pub. Dans ce contexte de participation de la France à la lutte contre Daech, les volontaires étaient donc plutôt « bien vus » ou tolérés. Mais ce n’était pas un soutien à la population kurde dans sa recherche d’émancipation et maintenant que la participation de la France dans la lutte contre Daech en Syrie n’est plus d’actualité, d’autres négociations stratégiques avec la Turquie prennent le dessus. C’est d’ailleurs ce que dénonçaient des militants internationalistes de Marseille suite à la vague d’arrestations de personnes kurdes par l’antiterrorisme le 23 mars dernier. C’est aussi exactement le sujet d’une affiche que j’avais dans ma chambre, faisant partie des rares choses saisies lors de la perquisition. C’est une affiche qui s’intitule Defend Afrin / Defend Kobane et qui met en scène la différence frappante des réactions internationales au moment de ces deux batailles. Un soutien massif pour l’une, une indifférence totale pour l’autre… La criminalisation des luttes kurdes n’est pas nouvelle et l’épisode de la lutte contre Daech a plutôt fait office de parenthèse dans une vieille tradition de répression en Europe.Pourtant c’est quand même impressionnant comment ce retournement dans le discours réussi à éclipser le fait que c’est bien pour répondre à un appel international à protéger la paix au Rojava que plusieurs dizaines de volontaires à travers toute l’Europe se sont rendus sur place à partir de 2014. C’est bien pour défendre un projet écologique, féministe et communaliste (ou tout simplement lutter contre Daech), que ces volontaires y sont allés.

Pour revenir à ce que tu disais tout à l’heure, dans cette affaire comme dans les affaires pour association de malfaiteurs terroristes en général, il y a très peu de cœur mais plein de petits détails périphériques. Comment on fait pour se défendre de mille petits détails absurdes, mais qui sont quand même mille ? Est-ce que tu as l’impression d’être en mesure de te défendre, quand tu es face au juge d’instruction ?

Ça demande beaucoup, beaucoup d’énergie. Le côté « discours performatif » qui fait exister ce qui est énoncé, est prépondérant. À force de répétition, ça ancre une certaine réalité dans la tête des magistrats qui vont lire le dossier et qui nous jugeront.Ça demande vraiment une vigilance de tous les instants et une concentration extrême d’être capable de rebondir sur chaque mot décontextualisé, manipulé. Sachant qu’on nous interroge principalement sur des écoutes. Évidemment que ça va être variable en fonction de ton caractère, ta facilité ou pas à t’exprimer à l’oral. C’est assez compliqué d’y faire face quand tu n’as pas les bons mots au bon moment, quand la moindre hésitation ou contradiction est épiée pour en faire une preuve de culpabilité.En ce qui me concerne, il y a aussi la particularité d’être la seule femme inculpée, en plus en relation avec l’une des personnes arrêtées. C’est un statut qui va tendre à discréditer ma parole, j’ai dû batailler pour qu’elle soit entendue.Et puis évidemment que les conditions dans lesquelles tu arrives à une audition jouent beaucoup. Quand tu arrives devant le juge après plusieurs mois de prison en ayant été menottée et trimbalée toute la journée, tu es déjà épuisée.Il y a aussi l’accès au dossier qui rentre en compte. Moi je n’ai pu avoir accès au dossier qu’au bout de 5 mois, une fois sortie et en ayant déjà passé toutes mes auditions. Et encore après avoir bataillé ! Je ne l’ai obtenu qu’après avoir fait appel du refus des juges d’instruction… Mais du coup des fois ça donne des scènes un peu aberrantes où le juge te demande de t’expliquer sur des propos dont tu n’as jamais eu connaissances, de gens que tu ne connais pas, sans aucun contexte. Que veux tu répondre ?J’ai parfois eu l’impression de réussir à dire ce que j’avais à dire en audition mais au fil des mois, tu te rends compte que tes paroles ne sont jamais prises en considération et par rapport aux centaines de documents officiels qui répètent le même scénario écrit sur toi, elles restent une goutte d’eau dans l’océan. Ça semble vraiment compliqué de rétablir ne serait-ce qu’un vague équilibre. C’est pour ça que j’ai récemment décidé d’écrire une lettre ouverte aux juges d’instruction chargés de notre dossier.

Qu’est-ce que ça fait d’être considérée comme terroriste ?

(Rires) Ça ne change pas grand-chose parce que moi, je ne me considère pas comme ça et mes proches non plus ! Mais ce qui change c’est d’être toujours sous la pression de l’instruction qui continue. Il y a une commission rogatoire en cours qui ouvre la possibilité d’écoutes téléphoniques, de filatures, et de surveillance numérique sur nous et nos proches. C’est une pression constante sur nous et nos entourages. Il y a eu au moins une vingtaine de convocations de nos proches à la DGSI. Il y a aussi eu deux nouvelles arrestations à la suite des nôtres en janvier 2021, puis une autre avec perquisition, en septembre 2021. Les personnes ont été relâchées sans suite.Et quand on sort de prison, il ne faut pas se dire que c’est un retour à la normale… Mais ce sont des choses qu’il faut arriver à mettre un peu de côté, la possibilité d’être toujours suivie, écoutée, surveillée, sinon ça tétanise. Et puis on n’a pas de perspective de fin, pas de possibilité de se projeter dans l’avenir.

En général, un témoin c’est une personne qui détient des informations quant à un délit ou un crime. Là, les témoins ce sont des gens de vos familles. On leur a demandé de témoigner de quoi, à vos proches ? De votre culpabilité ?

Les interrogatoires des proches, c’étaient beaucoup de question politiques, concernant nos opinions supposées mais aussi posées directement aux personnes. Dans presque toutes les auditions, les gens se sont farci les questions : « Que pensez-vous de la politique d’Emmanuel Macron ? Que pensez-vous de la politique d’Erdogan ? », etc. Et les black-blocs, les Gilets jaunes, les anti-GAFAM… Des questions sur nos personnalités, nos fréquentations, notre enfance…Il y a plusieurs auditions qui se sont assez mal passées. Par exemple, pour ma mère, ils l’ont menacé à demi-mots de la placer en garde-à-vue, pour lui mettre la pression. Ils usaient de méthodes pour détourner tous ses propos, elle avait l’impression d’être Mowgli qui se fait embobiner par le serpent Kaa. Ils jouent sur vos failles. Par exemple, mon frère a étudié pendant un an en Colombie, ils lui ont fait des remarques du genre, « ah bon… et la drogue ? ». Bref, tous les clichés sont bons dans leur tête.Il y a donc plusieurs proches de mis en examen qui ont décidé d’adresser un courrier commun au juge d’instruction pour signifier qu’il et elles refusaient de répondre aux convocations.

Pour conclure, peux-tu nous dire où en est l’affaire aujourd’hui ?

Récemment, il y a eu une étape où on a été plusieurs a déposer des requêtes en nullité, pour tout ce qui est vices de procédure dans l’enquête, qui ont toutes été refusées par la chambre de l’instruction, qui s’est permis d’affirmer encore plus d’accusations que ne l’a fait la DGSI, hallucinant ! Avec le pourvoi en cassation, ça va prendre encore des mois. Les nullités touchent tous les premiers actes de l’enquête, ce sont donc des questions importantes pour nous, parce que tout repose là-dessus et si on gagne, il n’y a plus d’enquête. Mais aussi plus largement, parce que la question posée c’est : « Est-ce que tout est permis à la DGSI ? ». Apparemment, la chambre de l’instruction a considéré que oui. Mais on continuera à se battre la-dessus, parce que cette question, comme beaucoup d’autres dans ce dossier, ne nous concerne pas seulement et pourra être soulevée dans d’autres affaires.

Lettre ouverte à l’intention du juge Jean-Marc Herbaut, chargé d’instruction et co-juges Nathalie Malet et Emmanuelle Robinson

La dernière personne incarcérée dans l’affaire du 8 décembre vient de se voir refuser une nouvelle fois sa remise en liberté. Elle est donc maintenue, et ce depuis plus d’un an, sous le régime de l’isolement. On rappelle que ce qui lui est principalement reproché, en dehors des fantasmes de la DGSI, est d’être aller soutenir l’expérience d’autodétermination du Rojava et lutter contre l’Etat islamique à Raqqa. Ce nouvel entêtement de la justice à valider les délires des services de renseignement – et à pourrir la vie des 7 personnes inculpées dans l’affaire – a motivé la rédaction d’une lettre ouverte aux juges d’instruction en charge de l’affaire par l’une des mises en cause.

 

Mesdames, Monsieur,

Je vous écris car cela fait maintenant plus d’un an depuis nos arrestations que nos familles et amis subissent le poids de votre instruction. Cela fait maintenant plus d’un an que vous nous maintenez tétanisés par le poids de votre incrimination. Cela fait plus d’un an et pourtant il semble si difficile de faire entendre nos voix dans ce dossier.

En effet, si pendant nos interrogatoires et auditions nous avons tenté de remettre un peu de vérité et d’humanité dans le récit qui s’était construit sur nous à notre insu pendant les 10 longs mois de votre enquête préliminaire, force est de constater que peu importe nos dires ce sont toujours les mêmes mots qui seront in fine utilisés et inlassablement répétés : individus « déterminés », « fanatisés » – mots qui ne représentent que des jugements de valeur de votre part -, « groupe » alors que nous ne nous connaissons pas tous.tes et que l’enquête l’a prouvé, « leader » pour l’ami commun à toutes ces personnes que vous avez inculpées, « projet » ou encore « action violente » sans jamais être capable de nous les nommer ou de nous les définir, « armes » pour parler de répliques d’airsoft, etc. La liste serait trop longue pour être ici continuée, mais illustre parfaitement que votre prétendue enquête n’est fondée que sur la fiction performative que vous ainsi que la DGSI tentez de distiller.
Je ne peux alors que m’interroger sur la visée répressive de cette affaire car la « matérialité » de nos prétendues intentions ne semble reposer que sur des propos retenus lors de discussions anodines entre ami.es (ce qui à mon sens constitue une grave atteinte à la liberté d’expression) ou encore sur nos opinions politiques (ce qui cette fois porte une grave atteinte à la liberté d’opinion). Comment ne pas s’étonner du nombre significatif de questions politiques posées à nos entourages et nous-même ? En quoi ce que nous ou nos proches pouvons penser de la politique actuelle du président Macron peut bien intéresser votre enquête ? Et pourquoi des questions sur le fait que nous votions et si oui pour qui ? Mais pourtant tout y passe, du mouvement gilet jaune aux mouvements de dénonciation des violences policières. De l’écologie au survivalisme. Des anti-GAFAM à toute application ayant pour objectif de protéger ses données et sa vie privée. De l’antifascisme à l’anarchisme.
Non, le simple fait que nos considérations sur ce qui fait obstacle à l’émergence d’une société plus libre et équitable vous déplaise ne fait pas de nous des terroristes et je m’oppose à l’instrumentation du terrorisme à des fins de répression quelles qu’elles soient. Et alors même que vous semblez adepte de termes forts quand il s’agit de nous définir, cela ne vous gêne pourtant pas d’euphémiser et de cautionner la torture blanche qui se cache derrière le sobre mot d’ « isolement ».

Monsieur le juge, dans un long courrier que vous a adressé la dernière personne que vous maintenez en détention, il est fait mention d’une de vos déclarations selon laquelle nous vous ferions perdre votre temps dans la tâche qui serait la vôtre, c’est-à-dire lutter contre le terrorisme. On pourrait alors raisonnablement penser que, si vous avez le sentiment que cette affaire vous fait perdre votre temps, peut être n’a-t-elle simplement rien à faire entre vos mains ni même de raison d’être. Ainsi est-il peut être grand temps, monsieur le juge, de nous libérer du poids de votre enquête, car à nous, c’est bien notre vie qu’elle fait perdre.

Camille,
L’une des inculpé.es

 

La logique de l’antiterrorisme : Quelques analyses de base

On a tendance à beaucoup parler de l’antiterrorisme policier, alors que ses origines sont avant tout militaires et industrielles.

Les doctrines qui constituent l’antiterrorisme ne datent pas d’hier, elles ont été théorisées par l’armée française dans les années 50 sous l’appellation « DGR: doctrine de la guerre révolutionnaire ». Pendant la guerre d’Indochine, puis d’Algérie, les élites militaires françaises vont poser les bases des stratégies de « contre-subversion », de « guerre psychologique », et de « défense globale ».

Il est alors important de garder à l’esprit que tout ce que l’on dénonce depuis l’Etat d’Urgence jusqu’à la Sécurité Globale était déjà expérimenté dans les colonies françaises et a largement été théorisé suite à le seconde guerre mondiale, inspiré notamment par des techniques mises au point par le IIIe Reich (Rigouste, 2008). Et toutes les guerres dans lesquelles la France est impliquée aujourd’hui, à l’instar de toutes les puissances impérialistes, sont des guerres contre le « terrorisme ». Donc les premières victimes de l’antiterrorisme sont les populations civiles et insurgées des pays sous occupation impérialiste. Concernant la France, ce sont en autres: le Mali, Burkina Faso, Mauritanie, Niger, Tchad.

Au nom de l’antiterrorisme, les États-Unis et leurs alliés ont largué plus de 326 000 bombes et missiles depuis 2001 dont plus de 152 000 en Irak et en Syrie. Cela représente une moyenne de 46 bombes et missiles par jour pendant près de vingt ans, entrainant un bilan humain monstrueux : plusieurs centaines de milliers de morts, en Irak, en Afghanistan, et au Pakistan. Des villes comme
Mossoul en Irak (2 millions d’habitants avant-guerre) rasées à 80%, plus de 37 millions de personnes déplacées.

Au nom de l’antiterrorisme des musulman.ne.s, ainsi que des militant.e.s écologistes ont été massivement assigné.e.s à résidence depuis 2015.
Au nom de l’antiterrorisme, plus de 5000 perquisitions administratives avaient été menées après 2 ans d’Etat d’Urgence.
Au nom de l’antiterrorisme, on interdit la lutte contre l’islamophobie, comme en témoigne la dissolution du CCIF.
Au nom de l’antiterrorisme, des enfants de 10 ans avaient été terrorisés à 6h du matin par des policiers cagoulés et en armes, avant d’être retenu.e.s et interrogé.e.s pendant 11h au commissariat.
Au nom de l’antiterrorisme, plus de 500 personnes aujourd’hui subissent la prison dans la prison.
Au nom de l’antiterrorisme, l’Etat français maintient une dictature au pouvoir au Tchad et bombarde la guérilla.
Au nom de l’antiterrorisme, l’Union Européenne construit des camps de concentration pour exilé.es.

Mais qu’est-ce que le « terrorisme » au juste?

Dans le sens commun, ce sont des attaques meurtrières contre des innocent.es. Mais dans le droit international, c’est plus flou.

Pour François Dubuisson, prof de droit international à l’Université Libre de Bruxelles, « la notion de « terrorisme » reste largement insaisissable, et les éléments définitionnels qui en sont donnés demeurent extrêmement flous, ce qui octroie une importante marge d’appréciation aux États dans son utilisation, qu’il s’agisse de justifier des régimes juridiques dérogatoires et exceptionnels, ou de stigmatiser un ennemi, dans une perspective politique ».

Le terrorisme dans le droit français recouvre un ensemble très divers de délits et de crimes déjà sanctionnés par la loi. L’Art. 421 du Code Pénal énumère les faits qui peuvent relever du terrorisme: les atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration, le détournement d’un moyen de transport, le vol, l’extorsion, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique, les infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous, les infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires, les infractions de blanchiment d’argent, etc.

On comprend alors l’analyse de Vanessa Coddaccioni lorsqu’elle affirme que l’antiterrorisme est une espèce de double aggravé du droit commun, presque en forme de mirroir.

Encore dans l’Art. 421-2, il est définit comme terroriste « le fait d’introduire dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous-sol, dans les aliments ou les composants alimentaires ou dans les eaux, […] une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux ou le milieu naturel« . En tant que militant.es on pense tout de suite à Lubrizol, au scandale du Chlordécone, aux 193 essais nucléaires en Polynésie (etc.) MAIS NON! Il faut que ces même actes soient « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » pour qu’ils soient qualifiés de terrorisme. Donc l’antiterrorisme ne vient pas réprimer un degré extrême de violence, contrairement à ce qu’il le prétend, mais un degré de subversion et d’opposition à l’Ordre établi.

Les travaux du militant et socio-historien Mathieu Rigouste nous éclairent particulièrement pour comprendre ce qu’est l’antiterrorisme aujourd’ui. Dans son ouvrage L’Ennemi Intérieur (La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, 2008), il cite le Emile Giraud, professeur de droit, lors d’une conférence à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale en 1959 : « Je pense que la seule solution humaine et pratique […] consiste à placer les gens qu’on considère comme dangereux ou comme suspects dans des camps d’internement où ils seront traités convenablement, mais où ils seront dans l’impossibilité de se livrer à des activités hosiles dirigées contre le gouvernement national« .

Un autre exemple parlant est ce que le Colonel Lacheroy a théorisé dès 1953 : les « 5 phases » du « pourissement » révolutionnaire, un des pilliers de la doctrine contre-subversive. « Ce shéma présentait la guérilla, la « subversion généralisée » puis la guerre civile comme la résultante de faits subversifs, comme des insoumissions ou des prémisses d’organisation politique, qui n’auraient pas été écrasés dès l’origine » (Rigouste, 2008).

Cette théorie préconise donc de traquer les potentiels indices dans la population qui permettraient de déduire des désirs de subversion chez des individu.es afin de les tuer dans l’oeuf. Cela nécessite l’omniprésence du renseignement et la surveillance massive de la population. Et si on la pousse à son accomplissement, elle vise l’épuration de tout élément culturel qui serait identifié comme déterminant dans un processus de radicalisation. D’où l’analyse systématique de lectures, de musiques, d’opinions philosophiques et politiques, de l’usage des réseaux sociaux, de modes de vie, etc.

Ces mécanismes totalitaires s’étendent aujourd’hui dans le droit au travers de la lutte antiterroriste et de la doctrine de la « sécurité globale », mais on les trouvait déjà dans les Lois Scélérates à la fin du 19° siècle. En 1872, dans sa Théorie du Code Pénal, Faustin Hélie définissait l’esprit dans lequel la législation antiterroriste est pensée aujourd’hui. Il écrit: « De là les incriminations multipliées […], pour ainsi dire, autours de leurs pas, comme autant de barrières pour arrêter dès leur premier essor, pour retenir chacun de leurs actes, pour les comprimer dans la pensée où ils [terroristes] germent. »

En effet, d’après le site Lexis360: « L’objectif essentiel d’une lutte efficace contre le terrorisme est en effet de neutraliser préventivement des actes potentiellement terroristes. […] A ce titre, l’incrimination autonome de l’association de malfaiteurs à caractère terroriste est devenue la clé de voûte d’une politique pénale tournée vers l’anticipation. »

Elle vise « l’incrimination de comportements périphériques à la commission de l’acte terroriste proprement dit« . Il faut dès lors définir les « circonstances » et les « intentions » qu’on peut présumer derrière ces « comportements périphériques » pour parvenir à démontrer un « engagement autonome dans une démarche de radicalisation à caractère terroriste s’orientant vers un possible passage à l’acte. »

On nage dans un trop plein juridique complètement absurde alimenté par des jurisprudences islamophobes.

En gros, un vague « esprit de projet » suffit à qualifier une association de malfaiteurs. Une personne peut constituer une association de malfaiteurs à elle seule. Ou encore mieux, même si une personne n’en a pas conscience, elle peut en faire partie et être condamnée.

Un ensemble immense de faits, gestes et paroles peuvent être criminalisés grâce à cet outil. C’est bien de ça dont il s’agit, quand Alexis, auteur du livre Hommage au Rojava et ancien combattant, explique que pour elleux: « Y’a plus de parole perdue. Que n’importe quelle chose qu’on pourrait dire ça serait la preuve absolue, ça serait la pièce à conviction, la charge la plus importante pour la DGSI en cas de judiciarisation d’un cas. Parce que, on va pas se mentir, les dossiers de la DGSI c’est beaucoup de subjectivité de quelques officiers un peu bureaucratiques et voilà quoi, des rond de cuir qui ne savent pas quoi faire que de les alimenter. Et eux ils attendent qu’une chose c’est d’avoir un peu de concrêt à mettre derrière, un support. Et ce support il peut venir que de nous la plupart du temps, c’est si on le donne ou pas. Et du coup ça c’est assez dur pour l’entourage de comprendre qu’en fait on peut pas parler librement, c’est pas possible » (Lundisoir, nomvembre 2021).

On pourrait d’ailleurs conclure avec ses mots :

« Le contrepouvoir politique que représentaient les médias historiquement a disparu en France et ça nous on le ressent en tant que volontaires ayant été au Rojava.« 

La justice s’entête dans l’affaire du 8 décembre

Rappel : le 8 décembre 2020, la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) interpellait dans plusieurs régions 9 personnes « de la mouvance d’ultragauche » pour « association de malfaiteur en lien avec une entreprise terroriste ». 7 d’entre elles sont alors mises en examen et 5 maintenues en détention provisoire. 4 finiront par être libérées sous contrôle judiciaire au fil des mois. Et une reste enfermée, illégalement sous le régime de l’isolement depuis plus d’un an.

Mercredi 26 janvier 2022, après près de deux ans d’une enquête menée depuis février 2020 par la DGSI, la chambre de l’instruction1 a rejeté sans surprise la série de « requêtes en nullité » déposées par les avocat·es de certain·es des inculpé·es. Sans surprise parce que la reconnaissance de ces nullités mettait en jeu l’existence même de l’affaire dite du 8 décembre2, et que la justice s’est dans cette histoire montrée prête à s’asseoir sur ses propres principes pour valider le storytelling antiterroriste. Les inculpé·es et leurs avocat·es ont 5 jours pour se pourvoir en cassation, la décision n’est donc à ce jour pas définitivement actée.

Une « nullité » pourrait vulgairement se définir comme une erreur de procédure, une irrégularité ou illégalité dans les actes d’enquêtes menés dans le cadre d’une affaire judiciaire. Dans le cadre de l’affaire du 8/12, toutes les nullités déposées touchent directement à la base de l’enquête. Il faut ici revenir sur un point très particulier de cette affaire (mais commun à la plupart des affaires pour « association de malfaiteurs terroriste ») : en règle générale, comme on peut l’imaginer, une enquête est lancée par le parquet3 après le constat de la commission d’une infraction. Là, non. Pas de plaintes, pas de victimes, pas de crime ni de délit à l’origine de l’enquête. Mais un « rapport » de trois pages rédigé par la DGSI, hors de tout cadre judiciaire et de tout moyen de contrôle par la défense quant à sa véracité et sa légalité. Rempli de présomption et de conditionnel. Qui réussi le tour de force de se construire sur des éléments ayant nécessité l’utilisation de ce que les services de renseignements peuvent utiliser comme techniques de surveillances les plus intrusives (écoute de conversations privées dans le cadre de relations intimes par exemple), tout en étant particulièrement flous sur les faits qui établiraient la « menace » constituée par le « groupe » surveillé.

Une histoire, en fait. Une histoire inventée par les fins stratèges du renseignement pour discréditer les militant·es internationalistes parti·es soutenir la lutte contre DAESH et la révolution sociale au Rojava en les faisant passer pour de vilains méchants loups n’ayant d’autre ambition que le chaos4 et la lutte armée5. Une histoire pourtant que même les fonctionnaires payés pendant des mois pour surveiller ces « individus » semblent eux-mêmes avoir du mal à croire6. Et à laquelle le parquet national antiterroriste (PNAT) est tout à fait disposé à adhérer, puisque c’est sa raison d’être7. Malheureusement, une fois l’affaire sur sa lancée, difficile de s’en extraire. Depuis des années que la mécanique se rode, l’antiterrorisme a trouvé ses automatismes et ses relais dans la machine judiciaire. L’histoire de grands méchants loups sera avalisée sans plus de question par un magistrat de droit commun : le jour même du lancement de l’enquête par le PNAT, un juge des libertés et de la détention autorise la mise en place, officielle et judiciaire cette fois, de moyens de surveillance encore plus intrusifs en dépit de tout respect des closes de proportionnalité normalement requises et de tout principe de vérification d’information.

L’ironie de l’affaire c’est que ces actes d’enquête étaient alors autorisés explicitement pour “localiser, suivre et interpeller” les personnes visées. Mais c’est bien pour trouver une raison de les interpeller, raison qui n’existait pas au moment du lancement de l’enquête et dont l’existence même est in fine assez douteuse, qu’une débauche de moyens techniques8 a été mise en œuvre pendant 10 mois. Qui plus est mise en œuvre sans respecter les quelques textes qui encadrent ce genre de pratiques (et qui font dire à la CNIL ou au conseil constitutionnel, loi d’exception après loi d’exception, que les garanties démocratiques sont bien respectées). Par exemple, impossible pour la défense de connaître la date exacte de pose d’un micro dans un véhicule, alors que c’est obligatoire de consigner formellement cette information dans un procès-verbal pour pouvoir respecter les délais légaux de maintien du dispositif. Ici deux hypothèses : 1) les policiers de la DGSI sont incompétents et ne savent pas appliquer la loi au nom de laquelle ils agissent ; 2) les policiers de la DGSI truandent et s’arrangent bien comme ils veulent avec la loi au nom de laquelle ils agissent, en couvrant leurs pratiques illégales par des omissions opportunes. Dans les deux cas, il semble qu’on trouve dans le dossier plus d’infractions relevant du code de procédure pénal que du code pénal lui-même…

 

Des nullités pleines de sens

Résumons les arguments qui jouaient en faveur des nullités (et joueront encore dans le cas d’un pourvoi en cassation) : Toute l’« affaire » se base sur un rapport à propos duquel il n’y a pas possibilité de débat contradictoire, couvert par le « secret défense », sans que la nécessité d’une telle entorse au droit de la défense ne soit démontrée : Nullité de toute la procédure. Ce rapport est construit avec des moyens disproportionnés : nullité de toute la procédure. Les moyens mis en œuvre dans le cadre de l’enquête ne respectent pas les garanties minimales (et ont possiblement été réalisés illégalement) : Nullité des écoutes qui auraient permis d’apporter les soi-disant « preuves » d’un « projet terroriste »9.

La chambre de l’instruction en a décidé autrement : Aucun soucis à ce que les services de renseignement utilisent n’importe quelle technique dans n’importe quel contexte. Aucun soucis qu’un juge se serve d’un simple rapport pour autoriser n’importe quelle technique d’investigation sans la moindre réflexion sur l’atteinte que cela constitue contre des libertés qu’il est pourtant censé défendre. Et aucun soucis à ce qu’un procès-verbal crucial pour la procédure soit tout bonnement absent du dossier. Aucun préjudice donc, merci au revoir.

Derrière les arguments juridiques, dont certains font pourtant l’objet de jurisprudences constantes dans le sens des requêtes de la défense, c’est bien le principe même de ce qu’on appelle la judiciarisation du renseignement10 qui est en jeu : les affabulations de services qui ont besoin de justifier leur existence peuvent-ils se transformer par un coup de baguette magique antiterroriste en poursuites judiciaires, avec ce que ça comporte de conséquences dramatiques pour les « individus » qu’elles ciblent ? Car même si l’affaire venait à s’écrouler, en cassation ou plus tard, resterait toujours l’effet de sidération liés à la procédure même, qui semble parfois une punition pire qu’une éventuelle condamnation : l’enlèvement au petit matin par des hommes en armes et en cagoule, la détention, l’isolement11, le poids des années de prison promises et l’infamie de la qualification de terrorisme qui paralysent les soutiens potentiels, la pression sur les proches, les amis, la famille, le sentiment d’être broyé par une machine folle mais bien huilée…

Si l’enjeu n’avait été que juridique, la chambre de l’instruction aurait sans nul doute dû accepté de donner droit aux arguments des avocats, avec les excuses que ça implique pour les inculpé·es, plutôt que de les balayer d’un simple revers de main comme elle vient de le faire, sans même se donner la peine d’étayer sa décision.

Mais si ça avait été le cas, le juge d’instruction Herbaut l’aurait déjà fait de lui-même, et le juge des libertés et de la détention qui a autorisé la surveillance judiciaire en février 2020 aurait alors simplement réduit la demande du PNAT en boule avant de la jeter machinalement à la corbeille par-dessus son épaule.

L’enjeu est politique, malheureusement pour les personnes embarquées malgré elles dans cette affaire. Mais pour elles et toutes les autres, il y a là une occasion de ralentir un peu le train de mesures qui dépouille méthodiquement le droit de ce qu’il garantissait de protection pour ne lui conserver que son pendant : un outil de maintien d’un ordre injuste.

 

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L’affaire du 8 décembre ne doit pas faire école, et c’est bien par le combat politique qu’on pourra l’empêcher, que ce soit en obligeant la cour de cassation à reconnaître l’absence de fondement légal de l’affaire, en ne laissant pas les inculpé·es isolé·es ou en tissant des ponts avec d’autres situations. Dans cet état d’esprit, le comité de soutien de Rennes se lance dans un travail d’investigation au long cours afin d’analyser et de mettre en lumière les ramifications de l’affaire et les différentes évolutions du droit qui ont permis d’en arriver là – et auxquelles se heurtent déjà de nombreuses personnes de confession musulmane visées par l’accusation de « séparatisme ». Il s’agira là aussi de sensibiliser aux enjeux du combat qu’ont décidé de mener les inculpé.es dans cette affaire qui de par son ampleur et sa cible (“l’ultragauche”) vise à passer un message et élargir la répression sur tout mouvement contestataire potentiel, dans la pure tradition de l’usage de l’antiterrorisme comme outil contre-insurrectionnel (la nouveauté étant de l’appliquer même en dehors de contexte d’insurrection…). Les échos de ce travail seront publiés sur le blog soutien812.blackblogs.org et sur différents sites d’informations.

Liberté et arrêt des poursuites pour tou·te·s les inculpé·es du 8 décembre !

Pour un soutien financier (le pourvoi en cassation coûte cher), c’est ici : https://www.cotizup.com/soutien-8-12

1 Institution judiciaire censée notamment encadrer le travail des juges d’instruction, qui mènent les enquêtes (en s’appuyant sur les services de police).

2 Dite également « l’affaire qui tombe à pic », pour souligner le timing judicieux du point de vue du pouvoir, qui a choisi de déclencher les arrestations après des mois de surveillance, sans qu’aucun « acte terroriste » ne soit directement en préparation de l’aveu même des enquêteurs, au moment précis où la police était largement mise en cause dans la rue, que ce soit par les nombreux comités Justice et Vérité, dans la foulée du mouvement insurrectionnel américain suite au meurtre policier de George Floyd ou par les dénonciations des mutilé·es du mouvement gilets jaunes. En pleine reprise de mouvement social le gouvernement cherchait alors à criminaliser ces manifestations à grands coups de communiqués contre les black blocs ;

Dite encore l’affaire « de la Reine des neiges », ou « Libérez, délivrez ! », du fait que la charge principale qui pèse contre l’un des inculpés est d’exercer le métier d’artificier à Disneyland Paris.

3 Institution qui représente l’État dans le fonctionnement de la justice, c’est elle qui décide de lancer des poursuites et qui demande condamnation et sanction.

4 Parmi les questions récurrentes posées aux inculpé·es pendant leur garde à vue : « préférez-vous le chaos à la politique actuelle du gouvernement ? ». Vous avez 72h…

5 Cette fable, largement relayée dans la presse par des « journalistes » dont l’activité principale est de faire « fuiter » sur demande des rapports de la DGSI, a été de nombreuses fois démentie par le collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava (CCFR) : https://soutien812.blackblogs.org/2022/01/28/ccfr-liberte-libre-flot/ Elle s’inscrit dans un contexte plus global de criminalisation des solidarités internationales, qu’on pense aux interdictions de manifestations en soutien à la Palestine, à la remise en cause de l’asile accordé aux anciens membres de groupes armés italiens des années 70 ou même à la répression visant les soutiens aux personnes exilé·es.

6 En effet, au moment même où deux nouveaux juges d’instruction étaient nommés sur l’affaire au vu de sa soi-disant complexité, l’officier de police judiciaire en charge du rapport résumait, pour ainsi dire, que les éléments récoltés ne permettaient pas de matérialiser les faits reprochés !

7 Il aura fallu seulement quelques mois d’existence au PNAT, opérationnel depuis l’été 2019, pour valider une enquête antiterroriste contre un « groupe » d’« ultragauche », alors qu’à notre connaissance la dernière tentative de ce genre remontait à l’affaire dite de Tarnac plus de 10 ans plus tôt.

8 Parmi lesquels on peut citer la sonorisation (pose de micro) et la capture d’image (vidéo) de lieux de vie, le balisage GPS sur des véhicules ou l’IMSI catching (surveillance de tout le trafic téléphonique d’un lieu donné, un appareil policier se faisant passer pour une antenne relais, qui permet notamment d’identifier la présence de téléphone et de les associer par recoupement à un·e utilisateur·ice).

9 L’objet de ce texte n’est pas de revenir sur le fond de l’affaire, pour une explicitation des accusations et une réfutation de la fiction policière, écouter notamment l’émission dédiée sur la radio brestoise radio Pikez : https://soutienauxinculpeesdu8decembre.noblogs.org/post/2021/11/10/radio-pikez-antiterrorisme-et-desinformation/

10 Voir aussi les multiples usages de « notes blanches » (rapport informel des services de renseignement) dans le cadre de procès ou d’enquêtes de droit commun, qui viennent faire peser la balance judiciaire du côté de la culpabilité sans possibilité là encore de débat contradictoire.

11 Voir à ce sujet les lettres de détention de Libre Flo, le dernier détenu dans l’affaire du 8 décembre : https://soutienauxinculpeesdu8decembre.noblogs.org/post/2021/10/28/lettre-depuis-lisolement-texte-et-dessin-echapes-de-linterieur/