[RadioParleur] Affaire du 8 décembre: la procédure comme peine

Le premier épisode d’une série de 5 podcasts sur l’Affaire du 8 décembre. Des témoignages exclusifs des inculpé·es et des mécanismes répressifs à l’oeuvre.

Un spectre hante aujourd’hui la République et la DGSI : “l’ultragauche”.  En ce moment, au tribunal de Paris, est jugée l’affaire “du 8 décembre 2020”. Sept personnes, qui ne se connaissent pas toutes, sont accusées de vouloir “déstabiliser les institutions républicaines par l’intimidation et la terreur” sans qu’il y ait pour autant de “projet terroriste”. Une affaire qui a nécessité tout l’arsenal anti-terroriste et les moyens les plus liberticides, sans jugement, sans défense.

Le 8 décembre 2020 à 6h du matin, neuf personnes sont arrêtées aux quatre coins de la France, puis conduites dans les locaux de la DGSI à Levallois-Perret pour une éprouvante garde à vue de plusieurs jours. Comme l’affirme Coline Bouillon, membre du barreau de Val de Marne et avocate d’un des prévenus : “La procédure est déjà une peine en soi puisqu’elle a imposé à des personnes une garde à vue extrêmement difficile, au quatrième sous-sol des locaux de la DGSI, dans des conditions quasiment intenables.” 

Le 11 décembre 2020, cinq personnes sont placées en détention provisoire, deux sous contrôle judiciaire et deux sont relâchées sans poursuite. Finalement, sept personnes sont aujourd’hui poursuivies pour “délit d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme”. Le Parquet national antiterroriste les accuse d’en son réquisitoire de vouloir s’en prendre « à l’oppression et au capitalisme », de vouloir « renverser l’État » et d’« attenter à la vie de ses représentants » ou encore de chercher à « s’en prendre aux institutions républicaines par l’intimidation et la terreur ».

En prison sans jugement

Si les contrôles judiciaires des prévenu·es leur interdisaient d’entrer en contact, ce n’est pas tout, comme le développe Coline Bouillon  : “Ce n’est pas seulement le fait de ne pas pouvoir se voir entre co-prévenu·es. C’est le fait de devoir demander à une juge pour pouvoir aller voir sa mère, de devoir demander une autorisation pour aller voir un spécialiste médical à 50km de chez soi… C’est aussi le fait de se rendre toutes les semaines dans un commissariat, d’être pendant ce temps-là soumis·e à des surveillances, et j’en passe.”

W. se souvient de ses quatre mois à la maison d’arrêt d’Osny dans le Val d’Oise : “Au début, j’étais en DPS, “détenu particulièrement surveillé”. Dès que je sortais, il y avait un gradé et deux autres matons, du coup, il y avait des fouilles tout le temps : 50 mètres de trajet, trois fouilles. Après les 10 ou 14 jours dédiés aux nouveaux arrivants, j’ai été placé avec les autres taulards”.

Une lutte contre “l’isolement”

Un des sept prévenu·es, Libre Flot, accusé d’être le “chef” du groupe qu’il aurait “formé” et “entraîné”, a passé 16 mois sous les verrous, en isolement. Les rares moments hors de la cellule, à savoir le sport et la promenade, il les a vécus seul et sous haute surveillance.

Après le sport, c’est-à-dire 30 minutes d’exercice dans une pièce de la taille de deux cellules, vient la “promenade” : “Il faut savoir que tu es au quatrième étage, dont tu ne sors jamais, précise-t-il. Tu as le droit à une heure de promenade dans la cour de ce quatrième étage de l’isolement. C’est quelque chose qui fait 30 mètres carrés au sol avec des murs hauts de quatre mètres, donc le ciel c’est 20 mètres carrés avec des grillages et des barbelés. Cette promenade est tellement anxiogène que quand j’étais dedans, donc dehors, je demandais à en sortir.”

Après plus d’un an isolé derrière les verrous, ainsi que des tonnes de recours pour sortir de cette prison dans la prison, se profile la seule lutte a la portée de l’enfermé : “ça fait longtemps que, si on lit les lettres, ça a déraillé. Psychologiquement, mentalement, je perdais mes capacités intellectuelles… Donc la seule lutte qui reste, c’est une lutte politique face à une lutte politique, c’est la grève de la faim”. C’est donc après 37 jours sans manger que Libre Flot sera placé à l’hôpital-prison de Fresnes, puis libéré. Une lutte qui n’aurait pas pu être menée jusqu’au bout selon lui sans les soutiens extérieurs “en France et à l’étranger”.

Pour Coline Bouillon, “ce qui est significatif du caractère invivable de ces détentions provisoires, ce sont les condamnations qui ont été rendues concernant deux des détentions provisoires“. En effet, le tribunal administratif de Versailles a rendu coupable l’État sur les fouilles à nu à répétition subies par une des prévenu·es ainsi que pour le maintien illégal à l’isolement de Libre Flot. Finalement, difficile de différencier la peine et la procédure, à moins que la procédure ne soit déjà une peine en soi.

[L’Actu des Oublié·es] L’affaire du Huit Décembre : qui terrorise qui ?

L’Actu des Oublié.es revient en commençant sa quatrième saison par un double épisode et un hors série consacrés à l’affaire du 8 décembre.

Épisode 1: Qui terrorise qui ? L’Affaire du Huit Décembre

Hors Série 1: L’Affaire du Huit Décembre

L’affaire du huit décembre, c’est l’histoire de sept personnes inculpées pour association de malfaiteurs terroristes dont le procès commence le 3 octobre prochain. Pour avoir été soupçonnées par la DGSI d’un projet d’attaque contre les forces de l’ordre, et malgré une enquête qui n’a jamais su apporter la moindre preuve d’un tel projet, ces sept personnes sont soumises à une procédure d’une extrême violence.

Le premier épisode de notre quatrième saison raconte leur histoire ; le second détaille ce qu’une telle affaire révèle sur les outils dont le système judiciaire français dispose aujourd’hui pour s’assujettir à la volonté politique de criminaliser les luttes en les amalgamant avec une forme de terrorisme.

Pour aller plus loin, écoutez également notre entretien intégral avec Yo, frère de l’une des personnes inculpées et membre du comité de soutien breton.

[L’Envolée] Rencontre avec Manu et appels à soutien!

Présentation de « l’affaire du 8 décembre 2020 » par une proche des co-accusé·es (extrait)

Rencontre avec Manu, co-accusé du 8 décembre 2020, pour « association de malfaiteurs terroriste » : choc carcéral, solidarités à l’intérieur, l’humour qui fait tenir, paranoïa liée à l’instruction antiterroriste…

Appel à une semaine de solidarité internationale en soutien aux inculpé.es du 8/12 : du 3 au 27 Octobre 2023. Toutes les infos en cliquant là.

Appel au procès des sept co-accusé·es, du 3 au 27 octobre en région parisienne. Elle et ils risquent aujourd’hui encore plusieurs années de prison et des dizaines de milliers d’euros d’amende.

Audience de fixation du 4 juillet 2023

Le 4 juillet 2023, au sein de la 16ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris (spécialisée dans les affaires terroristes) se tenait une audience de fixation en vue du procès de 7 personnes inculpé·es pour « délit d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme », qui se déroulera en octobre 2023.

Cette audience fait suite à deux ans d’une instruction à charge, qui s’attaque à des valeurs bien plus qu’à des intentions réelles, qui stigmatise des modes de vie dits « marginaux » et transforme des convictions intimes en malveillance présumée. Aucune des conclusions du dossier du PNAT ne permet de mettre en lumière un quelconque projet concret. A deux reprises, les conditions de détention dans le cadre de cette affaire ont été condamnées par la justice elle-même.

Cette audience avait en théorie pour objet d’établir un planning du procès à venir, de déterminer les jours auxquels chacun·e se doit d’être présent·e, afin notamment de permettre aux prévenu·es de prendre leurs dispositions (famille, travail, animaux…) pour un procès qui s’étendra entre le 3 et le 27 octobre. Elle était aussi l’occasion de faire valoir des demandes de modifications de CJ, afin de lever l’interdiction qu’ont les prévenu·es de rentrer en contact les un·es avec les autres.

C’est finalement cette demande qui occupera la majorité du temps de l’audience, qui fût le théâtre d’une parodie grotesque de ce que la justice française peut proposer.

La demande conjointe de tous les prévenu·es d’alléger ce contrôle judiciaire injuste, appuyée par les plaidoyers des avocat·es mettant en lumière la présomption d’innocence, s’est heurtée aux arguments simplistes et hors de propos du procureur de la république, Benjamin CHAMBRE. Selon lui, nous autoriser à entrer en contact comporte plusieurs risques : la récidive et la fuite vers l’étranger.

Récidive de quoi ? Il n’y a aucun fait établi. On nous accuse sur la base d’intentions fantasmées. Quid de la présomption d’innocence ?

Notre présence à tous les sept lors de cette audience de fixation, montre bien qu’aucun·e de nous n’a l’intention de se soustraire au procès à venir, et s’il y avait projet de fuite, attendrions-nous vraiment d’obtenir l’autorisation de la justice ?

La juge a fait le choix de se fermer à tout argument sensé, pour ne retenir que le point de vue du procureur de la république. Après pas moins de deux heures de délibéré qui parurent grotesques au vu de la réponse qui nous a été donnée, toutes nos demandes ont été refusées, hormis l’autorisation pour l’un des prévenus de circuler de nouveau dans un département qui lui était jusqu’ici interdit. Aucun nouvel élément ne permettrait de statuer en faveur de cette modification de CJ.

Que valent en effet 3 ans de contrôles judiciaires respectés à la lettre et des dizaines de rapport du SPIP plus que positifs ? Que penser d’une justice qui ne prend aucunement en compte le respect scrupuleux des privations de liberté abusives qu’elle nous impose depuis maintenant 3 ans ?

Pendant deux ans, je n’ai pas eu le droit d’entrer en contact avec la personne dont je suis le plus proche, interdiction qui a finalement été levée à la fin de l’instruction. Dans le même temps, une prévenue avait obtenu le droit de rentrer en contact avec touss les autres mis en cause, qui n’ont, eux, pas le droit de lui répondre.

C’est dans ce contexte absurde que notre demande de modification de CJ portant sur les interdictions de rentrer en contact n’a pas été autorisée.

Cette parodie de justice ne laisse pas présager un procès équitable.

☞ Extrait du témoignage de F. avant l’audience : « Le 4 juillet sera aussi l’énième occasion de demander la main levée du CJ ou tout du moins son allégement. Il faut savoir que toute les demandes précédentes ont été l’occasion par les différents procureurs d’être insultant·e·s à mon égard.

Lorsque je demande à pouvoir aller voir ma mère, qui n’est pas apte à venir seule jusque là où je vie, on me répond de ne pas m’être soucier de ma mère lorsque je suis parti combattre contre daesh, de ne pas m’être soucier de ma mère lorsque j’ai entamé une grève de la faim contre l’isolement, grève de la faim dont je rappelle était mon ultime tentative pour sauver ma vie de l’enfer que me faisait subir l’état français, qui me détruisait physiquement, mentalement et psychologiquement et qui sera jugé, comme dit plus haut, illégal par la suite.« 

Extrait du témoignage de B. : « Dans un contexte social très tendu, le procureur a fait la demande que ce procès ne soit pas un procès politique. Demande complètement hypocrite, alors que nous sommes cités comme des individus faisant partie de groupuscule « d’ultra gauche », et que le réquisitoire définitif du PNAT commence par une introduction de 10 pages, un résumé complètement détourné de l’histoire des mouvements dits de « l’ultra gauche ».

Nous allons donc devoir nous défendre sur des intentions présumées, paroles contre paroles, face à un système judiciaire qui semble biaisé en notre défaveur. Le procureur, portant le rapport du PNAT, se permet de tirer des conclusions sans aucune base de faits concrets. Chaque activité, hobby ou blague est détourné, formant un récit policier grotesque qui ne repose sur rien, à part la volonté du système judiciaire de nous faire rentrer dans les cases qui les arrangent, à savoir de dangereux terroristes d’ultra gauche. Dans ce procès, qui sera public, nous allons donc devoir raconter nos vies dans les moindres détails devant journalistes et badauds venus se délecter de notre intimité dans un voyeurisme judiciaire malsain. »

Extrait du témoignage de W : « La juge a suivi les recommandations du procureur à la lettre, sans chercher à aller plus loin. Ca promet de bons résultats pour le procès… L’excuse principale est l’« absence de nouveaux éléments » (sous-entendu qui seraient favorables aux inculpé.e.s). Et là on se fout de nous. Tous les rapports des SPIP sont excellents, les CJ suivis avec zèle, il y a même un rapport du SPIP qui est arrivé en plein milieu de l’audience !

Cette audience était réglée en avance. Le procureur n’a rien eu a faire à part rester dans son fauteuil a arborer un sourire satisfait à la limite du malsain. »

L’État attaqué en justice pour atteinte à la dignité humaine.

Alors que les récents évènements à Sainte-Soline et contre la réforme des retraites ont remis sur le devant médiatique l’usage de techniques contre-insurrectionnelles contre des militant.es politiques, deux inculpé.es de « l’Affaire du 8 décembre » attaquent l’État en justice suite aux conditions inhumaines de leur détention provisoire. Témoignage à l’appui.

COMMUNIQUÉ

Le 8 décembre 2020, neuf personnes désignées comme appartenant à l’ »ultragauche » étaient arrêtées par la DGSI et accusées de terrorisme. Alors que l’instruction n’a jamais permis d’établir l’existence du moindre projet d’action violente, les 7 mis.es en examen sont désormais libres sous contrôle judiciaire. Leur procès devrait se dérouler dans les prochains mois.

Le chef d’inculpation d’ »association de malfaiteurs terroristes » a été utilisé comme un véritable passe-droit par l’administration pénitentiaire pour leur imposer des conditions de détention provisoire particulièrement dégradantes et violentes.

Camille et Libre Flot ont décidé de combattre deux de ces pratiques en témoignant et en attaquant l’État en justice : les fouilles à nues systématiques pour la première, et le placement à l’isolement pour le second. Leurs recours seront bientôt examinés par le tribunal administratif. La date d’audience pour Libre Flot est fixée au 4 avril, ce mardi.

Libre Flot a passé plus de 16 mois à l’isolement, provoquant pertes de mémoire, troubles de la concentration, pertes de repères spatio-temporels, maux de tête, vertiges. Autant de conséquences d’une pratique d’un autre âge condamnées par de nombreuses instances de défense des droits humains et qui relève de la torture dite « blanche ».

Malgré ses nombreuses demandes de sortie d’isolement, faisant état des conséquences dramatiques sur sa santé, abondamment documentées, cette mesure continua d’être prolongée tous les 3 mois. Au bout d’un an, c’était au ministre de la justice lui-même d’approuver lui-même le renouvellement de cette pratiques aux dangers largement reconnus. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à la renouveler alors même que Libre Flot avait entamé une grève de la faim depuis plus de 15 jours. Ce qui le poussera à prolonger sa grève pendant 3 longues semaines (36 jours au total) à la fin desquelles, au bord du coma, il sera hospitalisé. Ce n’est qu’alors que le juge d’instruction se résigna à lui accorder une libération sous bracelet électronique « pour raisons médicales ».

Camille a quant à elle subit, en toute illégalité, des fouilles à nue pendant plus de 4 mois. Ces fouilles dites « intégrales » sont particulièrement humiliantes et destructrices. Alors que celles-ci sont strictement réglementées et doivent être individuellement motivées, elles sont pourtant utilisées à tout va par l’administration pénitentiaire (voir article OIP). Le directeur de Fleury-Mérogis ira jusqu’à affirmer à Camille que ces fouilles systématiques sont « la politique de l’établissement », reconnaissant le caractère arbitraire, et illégal, du dispositif. Pour y mettre fin, elle entamera des démarches auxquelles l’établissement tentera de faire obstruction.

Comble du cynisme, le Garde des Sceaux rendait un réquisitoire le 8 mars dernier, journée internationale du droit des femmes, dans lequel il refuse de reconnaître le préjudice subi par Camille au motif qu’elle n’aurait pas consulté le service médical de la prison. Ce faisant, il met en doute la parole d’une victime d’une mesure sécuritaire s’apparentant à une agression sexuelle répétée, exercée sous la menace et en réunion. Alertée à ce sujet, Dominique Simmonot, Contrôleure Générale des Lieux de Privation de Liberté, confirmait que ce problème avait déjà été dénoncé à la Maison d’Arrêt des Femmes de Fleury-Merogis et avait fait l’objet de recommandations parlementaires.

Les fouilles à nue imposées aux femmes accusées de terrorisme, principalement musulmanes, ne sont pas des faits anodins. Elles témoignent du retour de pratiques héritées des doctrines contre-insurrectionnelles telles qu’appliquées pendant la guerre d’Algérie où le viol a été massivement utilisé comme une arme par l’armée française (voir article paru dans Le Monde). Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si les témoignages de jeunes femmes subissant des agressions sexuelles de la part des forces de l’ordre se multiplient ces dernières années. En témoignent récemment les plaintes déposées par quatre femmes pour « agression sexuelle » contre des policiers à Nantes lors des manifestations contre a réforme des retraites.

À l’heure où de nombreux militant.es et activistes dénoncent le déploiement de techniques contre-insurrectionnelles et militaires à leur encontre ; où le Ministre de l’Intérieur assène des mensonges largement relayés ; et où des technologies de surveillance sont déployées illégalement dans des hauts-lieux d’organisation des luttes sociales ; il semble urgent de prendre au sérieux ces formes de sévices perpétrés par des agents de l’État.

TEMOIGNAGE

Libre Flot : un an après l’isolement.

Le 8 décembre 2020, je fus l’une des 9 personnes arrêtées par la DGSI pour une soit-disant association de malfaiteurs terroristes, sans qu’aucun fait n’ait eu lieu et sans l’existence d’un projet quelconque. Ce 4 avril 2023, un an jour pour jour, après la fin de ma grève de la faim de 36 jours, dont l’issue failli être fatale, se déroule au Tribunal Administratif de Versailles une audience sur deux de mes nombreux recours (effectués tous les 3 mois ) contre ce régime de torture. Durant toute mon incarcération préventive, la « justice » refusait alors de les statuer en urgence. Ces refus clairement politiques, comme je l’ai appris, avaient comme seul intérêt de continuer les pressions sur ma personne, sans avoir à respecter leur loi.

Les Nations Unies définissent la torture comme: « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne; par un agent de la fonction publique ou avec son consentement; dans le but d’obtenir des renseignements ou des « aveux », de la punir, de l’intimider ou de faire pression sur elle ».

C’est exactement ce qui s’est passé lorsque j’ai été placé en isolement, plus encore lorsque cet isolement est imposé en détention provisoire et de manière illégale. Pourtant la circulaire du 14 avril 2011 stipule, en résumé, que l’on ne peut être placé en isolement pour les faits que l’on nous reproche (ou pour lesquels quelqu’un.e a été condamné). La raison doit être un comportement dit « inadapté » ou « dangereux ». Malgré cela, la direction de la maison d’arrêt (MA) de Bois d’Arcy m’a imposé pendant seize mois l’isolement en disant très clairement qu’elle se basait uniquement sur les faits reprochés, tout en reconnaissant que mon comportement ne posait aucun problème. J’ai aussi pu apprendre de la bouche même du directeur des détentions de la MA des Yvelines que mon placement et mon maintien à l’isolement avaient été décidés depuis le premier jour par des personnes très haut placées et que quoi je dise ou que lui-même dise ou fasse, rien n’y ferait, que cela le dépassait, que je resterai au quartier d’isolement. Donc, sans aucune gène, on bafoue les droits d’une personne et on lui applique la torture dite « blanche ». Sans ma grève de la faim, j’y serais peut-être encore aujourd’hui.

J’ai pu constater la violence de ce procédé et ressentir le désir d’annihilation comme sa finalité. Ce ne fut que lorsque j’ai senti le néant m’absorber que, comme un dernier sursaut de vie, j’ai mis celle-ci dans la balance en commençant une grève de la faim pour m’en sortir. La situation était telle que je n’avais plus rien à perdre, ma vie s’effilochait déjà.

Je ne pourrai pas mieux définir la réalité inhumaine de l’isolement que je ne l’ai fait auparavant dans mes lettres, dont celles d’avril 2021, de juin 2021 et du 18 février 2022 que je vous invite à lire pour mieux saisir l’enfer de cette condition de détention.1 À l’heure actuelle, il m’est encore très douloureux de les lire tant cette expérience violemment traumatisante est incrustée en moi.
Il ne faut pas confondre l’isolement et la solitude. Non! L’isolement est à la solitude ce que la lobotomie est à la méditation. L’isolement n’est pas une torture physique existant par un fait ou un acte, mais une torture plus pernicieuse, invisible, permanente existant par cette absence continue.

Je me suis retrouvé du jour au lendemain, sans aucune relation sociale, ne pouvant sortir de ma cellule qu’accompagné par un·e gradé·e et deux surveillant.e·s, avec palpations et portail de sécurité (au minimum 5 fois par jour). À la fin de chaque parloir, sans exception, il y avait aussi une fouille à nu. Les seules « sorties » le sont dans l’espace anxiogène qu’est la promenade individuelle, boite bétonnée, où les 20m2 trouant le béton au-dessus de nos têtes sont recouverts de multiples grilles et barbelés.

Je pouvais observer les vraies promenades, je voyais les détenus exister, je considérais qu’ils étaient tellement libres. Imaginez la violence de l’isolement pour en être à considérer des gens enfermés 24H sur 24 comme étant libres. Ces derniers ne pouvaient pas me voir à cause de la quadruple dose de barreaux et de caillebotis de ma fenêtre. Je restais encore une fois non-existent.

Je pense que nous construisons notre vision de soi par ce que nous renvoient les autres. Mais alors, comment exister quand il n’y a pas d’autres ? Quand les autres ne nous voient même pas ? L’isolement aurait-il pour but l’annihilation de soi ? Avant même d’être jugé, je devrais cesser d’exister ? Voici quelques-uns de mes questionnements de l’époque.

Des contrôles s’effectuaient toutes les deux heures environs, jour et nuit. La nuit le contrôle était accompagné inévitablement de l’allumage des lumières empêchant ainsi d’avoir un réel sommeil. Les ouvertures des verrous de portes sont bruyantes et se faire surprendre par ce son fait sursauter, donne un à-coup au cœur, une montée de stress.

En isolement de nombreux troubles sont apparus et se sont amplifiés au fil des mois: problèmes de concentration, difficultés à construire sa pensée, hébétude, perte de repères temporels, maux de tête, vertiges, pertes de mémoire, troubles visuels, pression thoracique, douleur cardiaque, douleurs articulaires, problème d’accès à son propre cerveau, peur de la disparition de ses connaissances, etc.

Mais pire que tout, c’était le cerveau qui déraillait, la pensée ne se transformant pas en parole et donc ne recevant pas de retour, n’arrivait plus à se moduler, à se matérialiser, elle devint insaisissable, comme un brouillard confus, l’impression d’être abêti, comme en état de choc, d’être paralysé de la pensée. Mon cerveau fonctionnait au ralenti, les pensées ne se renouvelaient pas et tournaient en boucles sans vraiment évoluer.

Le plus pernicieux dans l’isolement est de rendre le réel irréel. Étant donné que l’on est en permanence seul·e avec soi-même, avec ses propres pensées comme unique interaction, le monde réel ne se matérialise pas. Lors des parloirs, ces uniques moments d’interaction sociale, sont autant de plaisirs que de chamboulements, on passe, sans transition, de la stase cérébrale léthargique au « contact » humain sans temps d’adaptation! Les proches y relatent un monde qui semble imaginaire lors de moments qui, une fois terminés, semblent n’avoir été qu’un songe.

Hormis des visites médicales éclairs (souvent moins d’une minute) au quartier d’isolement, sans garantir un semblant de secret médical, avoir un rendez-vous n’est pas toujours aisé mais plus dur encore est que l’on y soit emmené. Et lorsque ça arrive, tous nos maux sont considérés « normaux au vu de ces conditions de détention ». Je n’ai jamais, malgré me demandes répétées, pu voir un psychologue. Ce qui est intéressant de voir c’est que la mise en isolement crée des troubles psychiques et physiques qui ne peuvent être suivis correctement dû au fait que l’on soit en isolement. C’est un tel non-sens qu’il est difficile de croire que ce soit un accident. En plus de tout ça, l’isolement empêche toute activité au sein de la prison, impossible de travailler, impossible de suivre des cours ou des formations.

L’administration pénitentiaire (AP) impose un rapport de force et un fonctionnement arbitraire. Le respect de nos droits n’est pas acquit, il se gagne par une lutte juridique en interne. Je me demande comment une personne non soutenue par un·e avocat·e, ne maîtrisant pas bien la langue, peut faire respecter ses droits.

[Les Séquelles]

En isolement, je n’avais pas même le loisir de ne rien faire, de me laisser aller à discuter avec d’autres humain·e·s. C’était une question de survie que d’occuper mon temps, ce temps devenu infini et antagoniste. Après ce séjour hors du monde et hors du temps, revenir dans le monde des vivants et leur rythme effréné perturbent mes fonctionnements, je n’ai plus de point de repère, plus de notion, plus d’habitude. Depuis ma sortie, quasiment un an, je ne me suis toujours pas réadapté, j’ai l’impression de nager à contre-courant, je cours mais n’accomplis rien, je m’épuise à me débattre dans une course contre la montre perdue d’avance. Je me sens tel un Don Quichotte se battant contre des moulins à temps.

J’ai bien conscience que dans nos sociétés dites modernes, beaucoup se plaignent de ne pas avoir le temps de faire tout ce qu’iels veulent. Concernant ma sortie d’isolement, je suis passé d’un antipode -où ce temps, par son immobilisme, est une torture- à son extrême opposé. Ce bouleversement d’une telle amplitude m’impacte sans commune mesure alors que je retrouve un semblant de vie réelle.

Les problèmes de mémoire qui surgirent et s’amplifièrent durant cette période d’isolement n’ont pas disparu à la sortie. Les informations continuèrent à sortir aussi vite de ma tête qu’elle en étaient rentrées. Combien de fois n’ai-je pas posé la même question trois ou quatre fois dans la même conversation ? Bien qu’aujourd’hui, il m’arrive parfois de me surprendre et de me réjouir à me souvenir de quelques choses ne m’ayant pas faussé compagnie, je suis encore loin d’avoir retrouvé mes facultés mémorielles. Les retrouverai-je un jour ?

Une des séquelles, des plus dommageables, ce sont les rapports aux autres. Moi qui aime à me définir comme un individu social, je me retrouve à peiner à interagir avec mes semblables. Je suis désormais incapable de me retrouver avec un nombre important d’ami·e·s. Au delà de cinq ou six personnes, je me sens submergé, pris dans un tourbillon de paroles, d’expressions faciales, de langages corporaux, trop nombreux pour être décryptés en même temps. Je me retrouve mal à l’aise et j’ai tendance à m’effacer. Mais même avec un nombre plus réduit, d’autres difficultés font surface. Je peine à différencier ce qui est de l’ordre de la pensée privée et ce qui est de l’ordre de la discussion, du partage. Souvent, je tourne et retourne mes pensées dans ma tête, inapte à les exprimer et incapable de lancer un sujet de conversation. Je suis devenu un piètre interlocuteur.

Alors, dans cette situation, comment rencontrer de nouvelles personnes ? Comment se faire de nouveaux·elles ami·e·s quand les siens sont hors du seul département où je suis assigné ? Me reste bien l’humour dont je suis si friand (à défaut d’être drôle), mais hélas, une épine pointe ici aussi… Comment se permettre de faire des blagues librement lorsqu’on sait que plusieurs de celles-ci, décontextualisées, sont à charge dans notre dossier ? Quand on s’inquiète des conséquences graves que peuvent avoir une plaisanterie anodine, comment conserver une amusante insouciance? Soucieux, je le suis en permanence, sans répit aucun. Quelles relations sociales est-on capable de construire lorsque l’on a que ces propres problèmes en tête, à la bouche ?

Seize mois sans contact humain, avec pour unique contact physique, les palpations des surveillants, cela chamboule considérablement le rapport à l’affect. Une relation ambivalente se créé. Comme un besoin insatiable d’affection qui peut devenir étouffant pour les autres et, à la fois, ne plus vraiment concevoir les contacts physiques comme communication. Se sentir, si ce n’est agressé, tout du moins inconfortable lorsqu’un·e ami·e pose gentiment une main sur son bras, quand un·e ami·e pose deux secondes sa tête sur son épaule. En vouloir trop ou trop peu, ou les deux, encore une fois, c’est un équilibre qui est rompu.

Lorsqu’on nous force violemment à quitter le monde, en nous plaçant en isolement, on se retrouve comme étranger à celui-ci. En sortir ne veut pas dire revenir à la normale. Non, il y a les autres, les vivants et cet être profondément traumatisé qui doit, mais ne sait comment, panser ses plaies. Ne plus savoir ni quoi dire, ni comment le dire, ni se comporter, ni où être, constituent une continuité de l’enfermement même à l’extérieur. La sensation d’être enfermé dans sa tête, dans sa carcasse. Un besoin d’exulter qui n’arrive hélas jamais. Bien sûr cela n’a rien de comparable avec la souffrance subit en isolement, dans les caveaux de la république.

J’ai beau suivre une psychothérapie, je n’en vois pas le bénéfice. Cela me renvoie juste, par la reformulation, en ôtant les dénis et euphémismes utilisés comme mécanisme de défense, l’odieuse torture subie et le v(i)ol de mon être. Espérons que les prochaines phases portent un tant soit peu leurs fruits.

Ce 4 avril 2023, l’État français, par le biais de sa « justice », devra répondre de cet acte de torture illégale, réprimé par sa propre loi. Je n’ai pas d’inquiétude vis à vis du rendu. La fRance est bien connue par les instances européennes des droits humains pour son non-respect en cette matière. Elle a l’habitude de payer, comme si elle se lavait les mains et de continuer ses pratiques inacceptables et ce, soit disant « au nom du peuple français ». J’espère que cette audience sera, à sa modeste échelle, comme une pierre ôtée à l’édifice de la violence carcérale.

30 mars 2023
Libre Flot

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