Conférence de presse: la déclaration d’une inculpé.e censurée par les journalistes

Depuis le 8 décembre 2020, nous faisons face à différentes formes de violences médiatiques. Il a fallu que l’un d’entre elleux mettent sa vie en danger pour que les journaux s’y intéressent.

Ce jeudi 31 mars, les avocat.es de notre camarade Libre Flot, Me Bouillon et Kempf, organisaient une conférence de presse afin de faire connaitre au public la situation très grave dans laquelle se trouve leur client. Camille, co-inculpée et proche de Libre Flot avait décidé d’y aller pour passer un message qu’elle avait pris soin de rédiger.

Pas un mot ne sera retenu par les dizaines de journalistes présent.es.

La violence journalistique, c’est de ré-écrire (à la va-vite et en reprenant les termes policiers) la vie d’un.e inconnu.e.

La violence journalistique, c’est de participer à la dépossession de la parole d’une concernée.

La violence journalistique, c’est de chercher l’ « aventure » dans le malheur, comme actuellement avec la grève de la faim de Libre Flot.

Pour les journalistes qui ne souhaient pas reproduire ces violences, voici le communiqué de presse d’une concernée :

 

« Bonjour, je m’appelle Camille,

je fais partie des sept personnes qui ont été mises en examen à la suite de ce fameux « coup de filet dans l’ultragauche » le 8 décembre 2020.

Depuis plus d’un an, l’institution judiciaire s’est abbatue sur nous avec une férocité et une violence inouie. Aujourd’hui, je suis réellement, profondément fatiguée et désemparée face à cette machine à broyer. Nous avons connu des conditions d’incarcération particulièrement rudes avant d’être libéré.es. Nos amis, familles, entourages, se sont tour à tour auditionner par la DGSI, l’instruction continue de faire exister un « groupe » quand bien même l’absence de lien entre plusieurs d’entre nous a été prouvée et surtout un projet qui n’existe nulle part ailleurs que dans le récit construit par la DGSI. Si quelques entorses à la loi ont pu être démontrées, celles-ci remontent à 8 mois avant nos arrestations et aujourd’hui encore, personne ne comprend quels seraient les éléments qui enclenchent nos arrestations ce 8 décembre.

Depuis le début de cette procédure, chacun des accès à nos droits a dû faire l’objet d’une rude bataille pour être arraché. Je suis d’abord rentrée en procédure pour dénoncer les fouilles à nu systématiques à chaque fin de parloir dont je faisais l’objet et que le chef d’établissement refusait de m’enlever. Je n’ai pu avoir accès au dossier qu’au bout de 5 mois après avoir fait appel sur le refus des juges d’instruction de me le donner et ce alors qu’ils m’avaient déjà plusieurs fois auditionné. Toutes les nullités déposées par mes avocat.es, portant principalement sur la légalité des méthodes d’enquête utilisées à notre enconre, se sont vues rejetées.

Récemment, nous avons pu obtenir deux nouvelles avancées: la levée des interdictions de communiquer entre Libre Flot et moi, ainsi que la livée de l’isolement. Mais une fois encore, force est de constater qu’elles ont dû être arrachées. La livée des interdictions de communiquer n’intervient qu’au bout de 15 mois de procédure, plus de 3 semaines de grève de la faim et une hospitalisation, quand bien même la relation que nous partageons est clairement établie au dossier. La sortie d’isolement intervient au bout de nombreuses tentatives de procédure pour y mettre fin de la part de ses avocats et surtout dans un contexte dramatique où, désormais alité et ne pouvant plus se lever, il n’est de toutes façons pas à même d’en profiter.

Malgré l’immense soulagement qu’elles provoquent, ces avancées ne peuvent donc pas être considérées comme des victoires. Elles répondent tout juste au minimum de dignité et d’humanité que l’on aurait dû nous octroyer dès le début de nos mises en examen.

La logique judiciaire a jusqu’ici voulu que chacun d’entre nous soit relaché à l’issue de ses interrogatoires devant monsieur Jean-Marc Herbaut. Encore une fois, ce n’est pas le cas de Libre Flot. Il a alors décidé, depuis le début de sa grève de la faim, de déposer chaque jour une demande de mise en liberté, qui ont jusqu’ici toutes été refusées. Dans les motifs invoqués, on retrouve une nouvelle fois l’amalgamisme qu’il ne cesse de dénoncer avec force: « le contexte anxiogène des attentats islamistes ». Ce que demande Libre Flot aujourd’hui à travers sa grève de la faim, ce n’est pas d’arracher des miettes, c’est simplement la fin du traitement d’exception qu’il subit depuis le début, basé uniquement sur son engagement au Rojava. Il demande que l’on cesse de le comparer aux terroristes qu’il a combattu. Il demande, tout comme nous, à pouvoir se défendre correctement.

Monsieur Herbaut, il est temps que cet acharnement cesse. »

Récit d’une mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste

« Ce qu’on nous reproche ? Une sorte de fantasme construit autour de nos opinions politiques. »

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022.
 
Une des inculpé.es de l’affaire dite du 8 décembre 2020 revient sur la mécanique infernale (et toujours en cours) dans laquelle les services de renseignement et le parquet antiterroriste l’ont plongée, avec huit autres personnes, il y a un peu plus d’un an maintenant.
 

Depuis plus d’un an maintenant, vous êtes mise en examen dans une affaire d’association de malfaiteurs terroriste, dont on a régulièrement parlé dans lundimatin et qu’on appelle communément « l’affaire du 8 décembre », jour de vos arrestations en 2020. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’il se passe pour vous, ce 8 décembre au matin ?

Les 8 décembre on a été neuf personnes arrêtées un peu partout en France, à 6 h du mat’, par des équipes du Raid et de la DGSI. Chez moi, ils devaient être une vingtaine, toute la rue était bloquée, ils étaient très nombreux dans la maison, j’ai un peu du mal à estimer le nombre. On a été emmenés en train ou en avion dans les locaux de la DGSI, pour passer trois jours de garde-à-vue antiterroriste. Puis on a été sept mis en examen avec ce chef d’inculpation de « participation à une association de malfaiteurs terroristes en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes ». Deux personnes on pu directement sortir sous contrôle judiciaire et on est cinq à avoir été envoyés en détention – quatre mois et demi en ce qui me concerne. Depuis tout le monde est sorti sauf une personne qui est actuellement toujours maintenue en détention, sous le régime de l’isolement.Tout part de la surveillance de cet ami qui était parti au Rojava quelques temps avant. Comme toutes les personnes qui se sont rendues sur place, cela a attiré l’attention de la DGSI à son retour. De cette surveillance est née un rapport, qui va servir à « judiciariser » notre affaire. Ça, c’est en février 2020. À partir de là, il y a donc dix mois d’enquête avant nos arrestations, enquête qui se base sur l’idée que cette personne revenue du Rojava chercherait à monter un groupe « en vue de commettre des actions violentes contre les forces de l’ordre ou des militaires ». En gros, ce qui nous est reproché, c’est ça : association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes.C’est un chef d’inculpation un peu particulier, dans le sens où il est complètement fourre-tout. Les jurisprudences de ces dernières années, alimentées par l’islamophobie ambiante, ont élargi les possibilités de condamnation. Un « esprit de projet » suffit à établir une culpabilité, sans qu’il n’y ait besoin d’actes ou de préparation, ce qui permet de donner une place légale au fantasme et à l’interprétation dans un dossier. Tu peux faire partie d’une association de malfaiteurs sans en avoir conscience.
D’ailleurs la première chose à dire c’est que parmi les neuf personnes arrêtées le 8 décembre, on ne se connaît pas toutes et tous. Pour certain.es, on ne s’est rencontrés une seule fois, pour d’autres on ne s’est jamais vu. Pour valider cette notion de « groupe », dans le rapport de la DGSI à l’origine de l’affaire, il est écrit qu’on aurait tous l’intention d’habiter ensemble dans un squat. Dix mois plus tard, ils nous arrêtent aux quatre coins de la France. On ne se connaît déjà pas tou.tes, alors habiter ensemble c’est pas à l’ordre du jour !

Tu peux revenir sur les conditions de ton arrestation ?

Dans ce genre de situation tout se passe très vite. Quand tu te retrouves finalement dans ta cellule en détention, t’as pas vraiment l’impression d’avoir eu le temps de comprendre ou de te saisir de quoi que ce soit et, malgré les trois jours de garde à vue tu te dis « mais du coup quoi ? Ca y est c’est tout ? Je suis en prison et ça s’arrête là ? » C’est assez impressionnant.
En plus une garde-à-vue antiterroriste, c’est quand même pas rien. C’est vraiment pensé pour te désarçonner, te fatiguer.
Déjà il y a le trajet et la manière dont on a été arrêté. Après trois heures de perquisition j’ai d’abord été emmenée dans un premier commissariat, menottée et cagoulée. C’est là, quand on est venu me chercher en cellule, que j’ai compris que c’était la DGSI qui m’emmenait à Paris parce qu’au début on ne me disait pas pourquoi on m’arrêtait et on ne me disait pas quels étaient les chefs d’inculpation. Ils me disaient juste : tu vas rester enfermée un bon moment. Moi, au début, j’étais vraiment assez incrédule, je pensais : « Cause toujours ! Je suis sûre que je suis sortie ce soir ! ». Heureusement quelque part, parce que ça m’a beaucoup aidé à gérer le stress et les conditions de transport. Dans le train j’étais ceinturée par une espèce de camisole, les bras contre le corps, avec un masque de ski opaque sur les yeux, pendant tout le trajet. Ensuite, il y a les conditions dans lesquelles tu passes tes interrogatoires. On te fout dans une cellule et puis tu attends… Alors elle est propre, mais elle est complètement insonorisée, t’as pas de lumière du jour, seulement celle du néon, sans possibilité de l’éteindre. Ce qui, avec les murs hyper blancs, te file de sacrées migraines. Et du coup tu n’as pas de notion du temps qui passe, aucun moyen de savoir où tu en es dans la journée. C’est toute une atmosphère pensée pour créer une perte de repères. Arriver en interrogatoire dans ce contexte, c’est pas évident.On a tous dû avoir au moins deux interrogatoires par jour. Dans l’ensemble, les policiers étaient plutôt corrects de mon côté, mais j’ai quand même donné mon ADN sous des espèces de menaces sexuelles, du genre « de toute façon si tu le donnes pas je vais venir chercher tes poils pubiens dans ta petite culotte »… Après, je crois que c’est qu’au bout du quatrième qu’on a commencé à me parler réellement de ce qu’on me reprochait – c’est-à-dire d’éléments qui étaient gardés contre moi dans le dossier. Avant ça, c’était quasiment que des questions d’ordre personnel et politique, et puis énormément de questions sur le parcours de l’ami qui s’était rendu au Rojava.

 

Ce qui était assez étonnant en lisant les articles dans la presse suite à vos arrestations, c’est qu’on ne parvenait pas à comprendre ce qui vous était reproché. En général, le parquet antiterroriste communique beaucoup et fait feu de tout bois à partir du moindre petit élément du dossier. Là, ce qui était frappant, c’est que quand ils ont mis en avant la présence d’armes, ils ont assez vite précisé qu’il s’agissait certainement d’armes détenues légalement. Dès le début de la médiatisation de l’enquête, ils laissent apparaître qu’il n’y a pas grand-chose dans le dossier. Ils parlent d’un « artificier », dont on apprend assez vite que ce qui lui vaut ce qualificatif c’est d’être salarié de Disneyland où il oeuvre pour le spectacle nocturne et quotidien qui émerveille les enfants. Ça relativise un peu… Évidemment, le but c’est de « colorer » l’enquête, comme ils disent, mais on voit bien que c’est assez vide – d’ailleurs, ils vous ont depuis presque tou.tes relâché.es. Mais le « projet » qui revenait c’était votre prétendue volonté de vous en prendre à la police. Est-ce que tu peux nous expliquer sur quoi se fonde cette accusation de vouloir fomenter un attentat contre la police nationale ?
Ce qu’on nous reproche ? Une sorte de fantasme construit autour de nos opinions politiques. Ce dossier repose sur un ensemble d’éléments disparates qui n’ont globalement rien à voir les uns avec les autres mais qui, décontextualisés et racolés, permettent de construire un décors.Un week-end de retrouvaille entre deux amis – dont l’un passionné d’artifices et a l’habitude de faire des effets spéciaux pour des clips – va être accolée à une après midi d’airsoft quelques mois plus tard à l’autre bout de la France avec d’autres personnes qui se sont retrouvés au hasard du confinement à tuer le temps à la campagne. La DGSI va tenter de faire croire que ces deux évènements convergent vers un même projet, et qu’il y aurait un « groupe » constitué (la plupart ne se sont jamais revus après pourtant…). C’est ça qui va être retranscrit dans le dossier comme un « camp d’entraînement militaire  » et c’est ce genre d’extrapolations délirantes auxquelles on fait face. Pour ce qui est des armes, trois personnes possédaient leur permis de chasse et la DGSI va détourner une phrase de son sens (en l’occurrence, une blague), pour faire planer le doute sur les finalités de ces permis de chasse. Un des inculpé est fils de militaire, il y avait des armes inutilisables de collection chez lui qui ne lui appartenaient pas. Et puis il y a aussi de la manipulation dans les termes, puisque les répliques d’airsoft (des pistolets à billes, donc) saisies sont à chaque fois désignées comme des armes.Dans les conversations téléphoniques qui sont retenues à charge contre moi, il y a une fois où j’étais assez énervée parce que je n’avais pas pu faire encaisser un chèque par ma banque et que j’avais absolument besoin de déposer. Donc j’appelle une copine en disant : « Ah, ça me donne envie de cramer toutes les banques ! » – ce genre d’envolées lyriques qu’on peut avoir dans des moments de colère ! Voilà, ça, par exemple, c’est transformé, noir sur blanc, dans un PV comme : « elle affirme son intention de… » Et j’ai dû m’en expliquer devant le juge d’instruction… Je lui ai rappelé le contexte – c’était pendant le premier confinement, strict et hyper-répressif, dans mon envolée j’ai aussi balancé des trucs contre les drones qui étaient utilisés à ce moment là, etc… Et bref, peut-être que monsieur le juge d’instruction Jean-Marc Herbaut ne sait pas ce que c’est d’avoir du mal à boucler ses fins de mois, mais je pense que ça parle à plein de gens l’importance de pouvoir déposer un chèque !Et évidemment qu’à l’oral, on comprend la tonalité des propos, mais écrit noir sur blanc, sorti de nulle part et sans contexte, ça participe à renforcer un imaginaire complètement déconnecté de la réalité. C’est un des trucs que j’ai rappelé au juge sur cette citation-là : que même l’enquêteur chargé de retranscrire la conversation avait noté « rires » entre parenthèses à côté de mes propos…Une autre anecdote que je pourrais citer qui est significative de la tournure d’esprit de la DGSI : sur l’une de mes interceptions téléphoniques, il y a une conversation retranscrite où il est écrit que je partirais avec une « shot team  », comme équipe de tir en anglais. Quand j’ai lu ça ça m’a fait beaucoup rire… Shot team ne fait vraiment pas parti de mon vocabulaire, par contre j’utilise beaucoup l’expression « chouette team », comme ce week-end là où j’étais probablement contente de partir avec des copines ! Voilà comment des éléments se trouvent retranscrits à charge dans une procédure judiciaire. Bon, là-dessus leur mauvaise fois est tellement évidente qu’ils n’ont même pas osé m’interroger dessus. Mais ça reste dans le dossier.Ce sont ce types de conversations ou de discours sur le rôle de l’État, de l’armée ou de la police en France qui viennent alimenter et construire cette idée de vouloir s’en prendre aux forces de l’ordre ou aux institutions. Et ce qu’il faut bien comprendre, c’est que comme dans notre histoire, il n’y a pas de faits matériels, les moindres propos relevés font office de preuve et deviennent presque un élément matériel à charge. Un dossier de ce type, ce sont des milliers de pages de documents, de retranscriptions d’écoute ou de filatures, et des mots posés sur vous pour vous décrire : « camp d’entraînement », « leader », « groupe », « artificier », « guérilla », « armes »… Il y a un côté performatif du discours, basé sur les répétitions.L’arsenal juridique s’est largement renforcé ces dernières années avec la mise en place des nouvelles lois antiterroristes. Tout ce qui se fait au nom de la « lutte contre le terrorisme » a été trop peu questionné. Même si pas mal de juristes, chercheurs ou assos dénoncent et s’alarment de la tournure que prennent les choses ils n’ont que peu d’échos, et se bornent à un argumentaire sur « l’État de droit ». Tout ça nous amène à vivre cette histoire dans un contexte politique et judiciaire bien plus hostile qu’à l’époque des affaires de Tarnac et de la dépanneuse, ce qui se traduit par exemple par une grande difficulté à faire relayer nos paroles.

Lorsque nous avons appris vos arrestations et les raisons invoquées par la DGSI, nous nous sommes rapidement souvenus d’un article hallucinant et halluciné, publié un an plus tôt par nos confrères de Mediapart. Il était intitulé « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement ». Reprise grossière d’un rapport de la DGSI, sans nuance et surtout sans contradiction, l’opération policière était tellement vulgaire que nous nous étions fait quelques soucis quant à l’opportunité d’une telle reprise.. Et cela d’autant plus que l’année précédente, cela avait été débattu autour du cas d’André Hébert, revenu lui aussi du Rojava. À son retour, la police avait confisqué son passeport administrativement, sans passer par un juge, pour lui interdire de quitter le territoire. Ses avocats avaient contesté cette décision administrative et la justice avait établi que le fait d’être allé rejoindre la lutte au Rojava ne pouvait être considéré comme une menace, puisque l’armée française elle-même avait appuyé les forces sur place contre Daech.
L’article de Mediapart montre qu’à ce moment là, la DGSI fait le forcing pour faire changer le point de vue général quant aux personnes parties combattre aux côté des Kurdes. Les termes de l’article étaient effarants, dès le titre il est question des « revenants » du Rojava, évidemment pour évoquer les « revenants » djihadistes de Syrie et imposer une symétrie. Un an après, ce récit-là, cette fiction-là, elle prend corps dans votre affaire. Vos arrestations arrivent dans ce contexte-là. Est-ce que tu peux nous dire quelle place tient ce voyage au Rojava dans le dossier ?

 

Cet article n’est d’ailleurs pas le seul de Matthieu Suc qui soit scandaleux. La DGSI semble avoir trouvé son porte-voix hebdomadaire dans Mediapart, alors que nos communiqués sont considérés comme « sans intérêt journalistique » depuis plus d’un an. Oui la place du Rojava dans ce dossier est vraiment centrale. C’est ce qui le construit et ce qui a permis de le judiciariser. Le rapport de la DGSI qui ouvre l’enquête judiciaire officielle en février 2020 présente en effet cet ami ayant combattu au Rojava comme un potentiel leader cherchant à constituer un groupe pour importer la guérilla et partager des compétences militaires apprises sur place. Et c’est sous ce prisme là que tous nos faits, gestes et paroles ont été retenus. Dans nos interrogatoires de garde à vue puis dans nos auditions avec le juge, on a tous et toutes eu énormément de questions à propos de ce voyage auquel on n’a pas participé. À chaque fois, les enquêteurs ou le juge se défendaient pourtant de criminaliser la lutte qui s’y était tenue ou le simple fait d’y être allé. Ils essayent de manier le sujet avec des pincettes alors même que c’est la pierre angulaire de cette construction. Quand on cherche par exemple à te prouver un lien de cause à effet inéluctable entre s’être rendu au Rojava et une transmission de savoirs militaires dans des parties d’airsoft entre amis, t’as envie de répondre : comme s’il y avait besoin d’avoir été combattre où quoi que ce soit pour faire de l’airsoft ! Et par ailleurs, plusieurs des personnes ayant participé à cette partie d’airsoft ont été auditionnées mais ne sont pas mises en examen, ce qui prouve bien à quel point cette accusation vise plutôt des opinions et des engagements politiques sans rapport réel avec la gravité supposée des éléments qui nous seraient reprochés.Mais pour moi ça n’a rien de très surprenant si l’on considère un peu plus attentivement les enjeux géopolitiques de l’antiterrorisme français. La France mène toutes ses principales guerres au nom de l’antiterrorisme et à un moment donné, pour les valider dans l’opinion publique, il faut bien en faire un peu la pub. Dans ce contexte de participation de la France à la lutte contre Daech, les volontaires étaient donc plutôt « bien vus » ou tolérés. Mais ce n’était pas un soutien à la population kurde dans sa recherche d’émancipation et maintenant que la participation de la France dans la lutte contre Daech en Syrie n’est plus d’actualité, d’autres négociations stratégiques avec la Turquie prennent le dessus. C’est d’ailleurs ce que dénonçaient des militants internationalistes de Marseille suite à la vague d’arrestations de personnes kurdes par l’antiterrorisme le 23 mars dernier. C’est aussi exactement le sujet d’une affiche que j’avais dans ma chambre, faisant partie des rares choses saisies lors de la perquisition. C’est une affiche qui s’intitule Defend Afrin / Defend Kobane et qui met en scène la différence frappante des réactions internationales au moment de ces deux batailles. Un soutien massif pour l’une, une indifférence totale pour l’autre… La criminalisation des luttes kurdes n’est pas nouvelle et l’épisode de la lutte contre Daech a plutôt fait office de parenthèse dans une vieille tradition de répression en Europe.Pourtant c’est quand même impressionnant comment ce retournement dans le discours réussi à éclipser le fait que c’est bien pour répondre à un appel international à protéger la paix au Rojava que plusieurs dizaines de volontaires à travers toute l’Europe se sont rendus sur place à partir de 2014. C’est bien pour défendre un projet écologique, féministe et communaliste (ou tout simplement lutter contre Daech), que ces volontaires y sont allés.

Pour revenir à ce que tu disais tout à l’heure, dans cette affaire comme dans les affaires pour association de malfaiteurs terroristes en général, il y a très peu de cœur mais plein de petits détails périphériques. Comment on fait pour se défendre de mille petits détails absurdes, mais qui sont quand même mille ? Est-ce que tu as l’impression d’être en mesure de te défendre, quand tu es face au juge d’instruction ?

Ça demande beaucoup, beaucoup d’énergie. Le côté « discours performatif » qui fait exister ce qui est énoncé, est prépondérant. À force de répétition, ça ancre une certaine réalité dans la tête des magistrats qui vont lire le dossier et qui nous jugeront.Ça demande vraiment une vigilance de tous les instants et une concentration extrême d’être capable de rebondir sur chaque mot décontextualisé, manipulé. Sachant qu’on nous interroge principalement sur des écoutes. Évidemment que ça va être variable en fonction de ton caractère, ta facilité ou pas à t’exprimer à l’oral. C’est assez compliqué d’y faire face quand tu n’as pas les bons mots au bon moment, quand la moindre hésitation ou contradiction est épiée pour en faire une preuve de culpabilité.En ce qui me concerne, il y a aussi la particularité d’être la seule femme inculpée, en plus en relation avec l’une des personnes arrêtées. C’est un statut qui va tendre à discréditer ma parole, j’ai dû batailler pour qu’elle soit entendue.Et puis évidemment que les conditions dans lesquelles tu arrives à une audition jouent beaucoup. Quand tu arrives devant le juge après plusieurs mois de prison en ayant été menottée et trimbalée toute la journée, tu es déjà épuisée.Il y a aussi l’accès au dossier qui rentre en compte. Moi je n’ai pu avoir accès au dossier qu’au bout de 5 mois, une fois sortie et en ayant déjà passé toutes mes auditions. Et encore après avoir bataillé ! Je ne l’ai obtenu qu’après avoir fait appel du refus des juges d’instruction… Mais du coup des fois ça donne des scènes un peu aberrantes où le juge te demande de t’expliquer sur des propos dont tu n’as jamais eu connaissances, de gens que tu ne connais pas, sans aucun contexte. Que veux tu répondre ?J’ai parfois eu l’impression de réussir à dire ce que j’avais à dire en audition mais au fil des mois, tu te rends compte que tes paroles ne sont jamais prises en considération et par rapport aux centaines de documents officiels qui répètent le même scénario écrit sur toi, elles restent une goutte d’eau dans l’océan. Ça semble vraiment compliqué de rétablir ne serait-ce qu’un vague équilibre. C’est pour ça que j’ai récemment décidé d’écrire une lettre ouverte aux juges d’instruction chargés de notre dossier.

Qu’est-ce que ça fait d’être considérée comme terroriste ?

(Rires) Ça ne change pas grand-chose parce que moi, je ne me considère pas comme ça et mes proches non plus ! Mais ce qui change c’est d’être toujours sous la pression de l’instruction qui continue. Il y a une commission rogatoire en cours qui ouvre la possibilité d’écoutes téléphoniques, de filatures, et de surveillance numérique sur nous et nos proches. C’est une pression constante sur nous et nos entourages. Il y a eu au moins une vingtaine de convocations de nos proches à la DGSI. Il y a aussi eu deux nouvelles arrestations à la suite des nôtres en janvier 2021, puis une autre avec perquisition, en septembre 2021. Les personnes ont été relâchées sans suite.Et quand on sort de prison, il ne faut pas se dire que c’est un retour à la normale… Mais ce sont des choses qu’il faut arriver à mettre un peu de côté, la possibilité d’être toujours suivie, écoutée, surveillée, sinon ça tétanise. Et puis on n’a pas de perspective de fin, pas de possibilité de se projeter dans l’avenir.

En général, un témoin c’est une personne qui détient des informations quant à un délit ou un crime. Là, les témoins ce sont des gens de vos familles. On leur a demandé de témoigner de quoi, à vos proches ? De votre culpabilité ?

Les interrogatoires des proches, c’étaient beaucoup de question politiques, concernant nos opinions supposées mais aussi posées directement aux personnes. Dans presque toutes les auditions, les gens se sont farci les questions : « Que pensez-vous de la politique d’Emmanuel Macron ? Que pensez-vous de la politique d’Erdogan ? », etc. Et les black-blocs, les Gilets jaunes, les anti-GAFAM… Des questions sur nos personnalités, nos fréquentations, notre enfance…Il y a plusieurs auditions qui se sont assez mal passées. Par exemple, pour ma mère, ils l’ont menacé à demi-mots de la placer en garde-à-vue, pour lui mettre la pression. Ils usaient de méthodes pour détourner tous ses propos, elle avait l’impression d’être Mowgli qui se fait embobiner par le serpent Kaa. Ils jouent sur vos failles. Par exemple, mon frère a étudié pendant un an en Colombie, ils lui ont fait des remarques du genre, « ah bon… et la drogue ? ». Bref, tous les clichés sont bons dans leur tête.Il y a donc plusieurs proches de mis en examen qui ont décidé d’adresser un courrier commun au juge d’instruction pour signifier qu’il et elles refusaient de répondre aux convocations.

Pour conclure, peux-tu nous dire où en est l’affaire aujourd’hui ?

Récemment, il y a eu une étape où on a été plusieurs a déposer des requêtes en nullité, pour tout ce qui est vices de procédure dans l’enquête, qui ont toutes été refusées par la chambre de l’instruction, qui s’est permis d’affirmer encore plus d’accusations que ne l’a fait la DGSI, hallucinant ! Avec le pourvoi en cassation, ça va prendre encore des mois. Les nullités touchent tous les premiers actes de l’enquête, ce sont donc des questions importantes pour nous, parce que tout repose là-dessus et si on gagne, il n’y a plus d’enquête. Mais aussi plus largement, parce que la question posée c’est : « Est-ce que tout est permis à la DGSI ? ». Apparemment, la chambre de l’instruction a considéré que oui. Mais on continuera à se battre la-dessus, parce que cette question, comme beaucoup d’autres dans ce dossier, ne nous concerne pas seulement et pourra être soulevée dans d’autres affaires.

Un récit de l’affaire du 8/12

La répression antiterroriste du 8 décembre a été rendue possible par un processus contre-subversif déjà entamé depuis des années.

Il faut remonter en Janvier 2014 lorsque la commune du Rojava est proclamée, dans le nord de la Syrie historiquement kurde. Le PYD (parti de l’union démocratique) proche du PKK (parti des travailleurs du kurdistan) prend le contrôle de la zone et annonce l’instauration d’une zone autonome en s’inspirant du socialisme libertaire et du confédéralisme démocratique. En 2015, un appel à soutien international est lancé et une trentaine de français.es s’organiseront pour aller y « protéger la paix en participant à la guerre de légitime défense contre Daech et l’armée turque », ce qui n’est pas du goût de l’Etat français qui entretient des liens étroits avec le dictateur turc Erdogan.

En effet, ces arrestations interviennent dans une longue tradition de répression des mouvements kurdes et pro-kurdes en Europe. En 2013, deux officiers du renseignement turcs avaient assassiné à Paris trois militantes kurdes : Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez. En mars 2020 en Grèce, sous couvert de « lutte antiterroriste », le Comité de solidarité pour les prisonniers politiques en Turquie et au Kurdistan et le Front anti-impérialiste avaient été la cible d’un raid policier: entre 26 et 35 personnes furent arrêtées. Le 23 mars 2021 en France, il y a eu le plus grand coup de filet dans les réseaux militants kurdes de ces 10 dernières années : 10 personnes ont été interpellées par la DGSI, leurs domiciles ont été violemment perquisitionnés, ainsi que le siège de l’association kurde à Marseille. Elles sont officiellement accusées de participation à une association de malfaiteurs, de financement d’une organisation terroriste et d’extorsion en bande organisée en relation avec une entreprise terroriste. 7 d’entre elleux ont été envoyé.es en prison. Cela intervient quelques jours après un échange téléphonique entre Macron et Erdogan et une rencontre de leurs 2 ministres des affaires étrangères, en plein Conseil Européen sur la géopolitique internationale ». En décembre 2021, une militante espagnole a été expulsée d’Allemagne et interdite de séjour pendant 20 ans au motif qu’elle travaillait en relation avec des organisations et institutions kurdes. Etc.

C’est dans ce contexte de criminalisation internationale que le collectif des Combattantes et Combattants Francophones du Rojava (CCFR) expliquait dans une tribune de soutien après les arrestations du 8 décembre que :

« La DGSI a immédiatement établi un tri entre les « mauvais » volontaires, se réclamant d’une idéologie révolutionnaire, et les « bons » volontaires, anciens militaires ou apolitiques, qui pour certains ne furent même pas auditionnés à leur retour en France. Ceux qui étaient identifiés comme de potentiels membres de « l’ultragauche » se retrouvèrent systématiquement « fichés S » et firent l’objet d’une surveillance active, tout en étant coupables de rien d’autre que d’un délit d’opinion. Arrestations à l’aéroport, menaces sous forme de conseils paternalistes, pressions sur nos familles, nous sommes nombreux à avoir fait l’objet de tentatives d’intimidation plus ou moins voilées de la part des services de sécurité. Fin 2016, la DGSI fit irruption chez l’un d’entre nous pour lui retirer son passeport et sa carte d’identité, afin de l’empêcher de retourner au Kurdistan syrien. Le ministère de l’Intérieur affirmait alors que ce combattant du YPG pouvait être à l’origine « de graves troubles à l’ordre public » et était susceptible d’utiliser son expérience militaire « dans des attaques contre les intérêts français, en lien avec l’ultragauche révolutionnaire ». Ces accusations complètement fantaisistes furent balayées par le tribunal administratif de Paris quelques mois plus tard. Le ministère de l’Intérieur fut ensuite contraint de lui rendre ses documents d’identité et de lui verser des dommages et intérêts. En dépit de cette victoire judiciaire, nous savions que la DGSI nous garderait dans son collimateur et était prête à tout, y compris à des accusations sans preuves, pour nous faire rentrer dans le moule qu’elle avait créée : celui de dangereux vétérans d’ultragauche cherchant à importer la violence du conflit syrien de retour chez eux. Cette caricature a été construite dès le départ, ex-nihilo, avant même que l’un d’entre nous ne remette les pieds sur le territoire français. Même si de retour en France aucun volontaire n’a jamais été impliqué dans des actions violentes, la DGSI attendait patiemment l’occasion de piéger l’un d’entre nous, pour pouvoir enfin donner une crédibilité à ses fantasmes. »

La présomption de culpabilité était alors lancée sur tout militant ayant mis les pieds là bas. Ce qui fût le cas de notre ami accusé et placé à l’isolement illégalement encore aujourd’hui. Là encore, le CCFR témoigne que :

« Notre camarade était en Syrie pour combattre Daech. Il a pris part en 2017 à la libération de Raqqa, la capitale du groupe jihadiste. Raqqa est aussi la ville où les attentats de Paris ont été planifiés et où la plupart de ses auteurs ont été entraînés. Si la France n’a pas connu d’attentats de grande ampleur depuis des années, c’est grâce à la libération de Raqqa à laquelle notre camarade a participé au péril de sa vie. En combattant en Syrie ce dernier a donc directement contribué à la sécurité des Français, ce que le tribunal médiatique s’est bien gardé de mentionner. Comment en effet faire rentrer dans leur narration à charge que l’accusé ait donné bien plus à la lutte contre le terrorisme que les policiers, procureurs et journalistes qui l’accusent aujourd’hui d’être un « terroriste d’ultragauche » ? »

La France a une longue expérience de contre-subversion.

C’est elle même qui en a théorisé certains fondements dans les années 50, puis l’a exporté sur le continent américain. L’élément primordial de la contre-révolution était définie par le colonel Lacheroy comme la « prise de possession des âmes », la « guerre psychologique ».

Le journal Médiapart a été un outil du gouvernement pour construire la culpabilité des inculpé.es du 8 décembre, et pour effacer l’esprit critique vis à vis de la police antiterroriste chez les lecteurices de gauche radicale. Toutes les semaines, en Une de Médiapart, un nouvel article vient vanter les mérites de la police antiterroriste française et européenne, alors que la parole même des inculpé.es du 8/12 y est refusée. En 2019, LE « spécialiste » de l’antiterrorisme, Mathieu Suc, écrivait un article dicté de A à Z par la DGSI, qui s’intitulait : « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement. »

Encore une fois, loin de ce tribunal médiatique, ces « revenants » témoignent :

« Un camarade parti en vacances en Amérique du Sud se retrouvait accusé d’avoir essayé de nouer des contacts avec une guérilla colombienne, un autre fréquentant la ZAD aurait prétendument tiré une fusée éclairante sur un hélicoptère de la gendarmerie, des dégradations d’antennes téléphoniques, de bornes Vélib ou de fourgons de police nous étaient également associées. Ces fables anxiogènes, parfaitement déconnectées de toute réalité, venaient confirmer ce que nous savions déjà : jusqu’à ce qu’il ait trouvé le coupable idéal, le ministère de l’Intérieur ne renoncerait pas à l’entreprise de diabolisation dont nous faisions l’objet. »

C’est ainsi qu’une surveillance a été mise en place contre notre ami Libre Flot, inculpé du 8 Décembre et fantasmé en « chef de groupe » par la DGSI. En février 2020, la DGSI déballe sa mélasse de notes blanches et d’accusations « secret défense » dans un « rapport de judiciarisation » accablant. Et l’Austice saute à pied-joint dans cette boue sécuritaire. Le jour même: Benjamin CHAMBRE (1er vice procureur au PNAT) se saisit de l’affaire et requière auprès d’un JLD de Paris l’usage de moyens de surveillance hyper instrusifs, qui seront accordés immédiatement par Anne-Clémence COSTA (JLD). Des micros dans un camion habité, interceptions téléphoniques, géolocalisations en temps réel, IMSI catching, filatures, etc.

Pendant deux mois, la DGSI épie leurs moindres mouvements et procède à plusieurs IMSI catching dans des espaces militants ouverts au public qui leur permettront d’attribuer des numéros de cartes SIM prépayées à des identités (par recoupage d’IMSI catching) et de remplir allègrement leurs bases de données sur les milieux militant.es.

En avril 2020, nous sommes en plein confinement, plusieurs personnes ont l’opportunité de se retrouver à la campagne dans un grand lieu pour se ressourcer loin de la ville et de son ambiance policière. La plupart ne se connaissent pas et se rencontrent pour la première fois mais cette petite colonie de vacances va devenir pour la DGSI un « camp d’entrainement à la guérilla ». Durant 3 semaines, certain.es qui aiment le AirSoft vont faire découvrir ce jeu à d’autres: BINGO! Pour tuer l’ennui et par curiosité, certain.es vont essayer de confectionner un pétard: BINGO! Ces éléments vont constituer une base et être mis en corrélation avec des discussions captées tout au long des 10 mois d’écoutes pour affirmer l’existence d’une « association de malfaiteurs en vue de comettre des actes terroristes ». Tout le reste de leurs activités : entretien du bois, lectures collectives, ceuillettes de plantes médicinales, soirées jeux, etc… disparaissent pour ne laisser encore une fois que la parole policière et parachever la manipulation des magistrats par l’imaginaire.

A la fin du confinement, chacuns et chacunes reprennent le cours de leurs vies de leurs côtés, vivants dans des régions différentes et suivants leurs projets personnels. La plupart qui s’étaient connu.es pour la première fois là bas, ne se reverront pas. Qu’importe! Toutes les fréquentations de l’ami Libre Flot sont scrutées par les loupes du renseignement. Alors lorsqu’il revoit un ami de jeunesse un peu plus tard, dont la passion et la profession est l’artifice, rebelotte.

Pendant 11 mois donc, la DGSI va alimenter un dossier rempli d’interprétations à charge qui n’ont d’autre but que de manipuler les juges en jouant avec des clichés et des peurs. La vie des personnes a été disséquée par un imaginaire de la menace paranoïaque, afin de n’en retenir que des éléments disparates n’ayant pas de lien entre-eux. C’est ainsi que, sans raison apparente, le 8 décembre 2020, à 6h du matin : le RAID et la DGSI débarquent chez les 9 d’entre elleux: perquisitions, humiliations, arrestations et garde à vue antiterroriste à Levallois Peret. A partir de là, 7 seront mis.es en examen, 5 mis.es en prison. Plus d’un an plus tard, notre camarade y est encore emprisonné, Dupont-Moretti renouvellant son isolement tous les 3 mois.

Le Club de Mediapart – De Tarnac à Cubjac, qui dit que la jeunesse n’avait pas de projet ?

« Au nom de la division pré-crime du district fédéral de Colombia, je vous arrête pour le futur meurtre que vous alliez commettre aujourd’hui 22 avril à 8h04 du matin » (Minority Report)

Le 8 décembre dernier, après plusieurs mois d’une savante « information judiciaire », neuf personnes sont interpellées à Cubjac, Vitry-sur-Seine, Rennes et Toulouse au motif de leur participation supposée à une « association de malfaiteurs terroriste criminelle », selon une source judiciaire qui ne manque pas d’adjectifs. La terrible « mouvance d’ultragauche » s’apprêtait donc de nouveau à sévir. Deux personnes sont laissées libres sans charges, deux sont placées sous contrôle judiciaire et cinq sont incarcérées jusqu’au jour où nous écrivons. La République, une fois de plus, est sauve.

L’opération de police menée avec brio arrive à point nommé. La police française vient en effet de démontrer par deux fois son talent inégalable pour se ridiculiser. Alors que le Parlement essaye de faire passer la loi « sécurité globale » qui interdit entre autres de filmer les forces de l’ordre, on les voit le 24 novembre démanteler à la matraque un camp de migrants en plein Paris avant de s’adonner à une chasse à l’homme, puis le 27 décembre rouer de coups un producteur de musique noir dans son propre studio. Et si on voit les brutes se déchaîner, c’est précisément qu’elles ont été filmées.

Sur les crânes des ronds-de-cuir, on dût s’arracher les derniers cheveux pour trouver comment faire diversion. Il était temps de ressortir l’ultragauche terroriste du placard, d’agiter le fantasme des intentions d’envisager de projeter des attentats contre la République et en somme de protéger tous les citoyens contre les crimes de pensée. Aussitôt les arrestations faites, on apprit donc en toute logique que « le meneur était ancré dans une idéologie prônant la révolution ». Diable !

Si nous décidons d’écrire ce communiqué – bien que nous ne connaissons pas les personnes incarcérées –, de créer un comité de soutien aux inculpé.es, et d’appeler partout à multiplier les marques de solidarité, c’est que cette histoire nous rappelle étrangement la nôtre, ici, à Tarnac. Il y a 12 ans, des proches, des amies, des sœurs, des compagnons, se sont fait « enlever » par les services de police dans notre petite commune de Corrèze, brutalement sortie de l’anonymat pour servir la communication du cabinet de la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie.

Tous les mauvais récits ont des airs de famille. Et ceux de l’imagination policière sont aussi frustes que sa brutalité. Voyez plutôt comme on nous ressert la même soupe rance : « Coup de filet dans l’ultragauche » ! « Ils préparaient un projet d’action violente » ! Mais attendez le décor, les éléments d’ambiance et les personnages. Le tableau général est grossier, macho, ringard, comme la boîte crânienne des fonctionnaires assermentés. Posez d’abord un leader, passionnément violent, puisqu’il est parti combattre Daech au Rojava. Ajoutez-y une compagne discrète, qui a naturellement été embrigadée. Et puis le bras droit, également violent et dangereux : il est artificier à Disney Land. Enfin le bras gauche, trouble et nomade : il aurait voyagé en Amérique latine. Quelques jeunes recrues fanatisées… Mélangez le tout et ajoutez l’épice : un fascicule explosif, la preuve des preuves, la charge des charges. En 2008, c’était « L’insurrection qui vient », en 2020 : « Comment créer et entraîner une unité milicienne ».

Aucun acte ne leur est reproché, excepté celui d’avoir projeté, et on sait bien où mènent les mauvaises pensées. On commence par écrire ACAB sur un banc d’école, on porte un tee-shirt Che Guevara, on déteste les milliardaires et on finit par poser des bombes. Heureusement, les hommes de bonne volonté savent deviner et pister les crimes de pensée. « Chaque jour, les femmes et les hommes de la DGSI protègent la République contre ceux qui veulent la détruire. Merci, une nouvelle fois, pour leur action contre ces activistes violents de l’ultragauche. » Merci Darmanin. Pour un peu, on oublierait que tu es soupçonné d’abus de confiance, de harcèlement sexuel et de viol. Encore quelques épisodes de ta série policière et on oubliera que toi et tes copains vous formez une association de malfaiteurs.

Après douze années de lutte acharnée, l’affaire dite de Tarnac s’est soldée par une relaxe et la phrase d’aveu du procureur, que l’on n’oubliera pas : « Le groupe de Tarnac n’existe pas… ». Mais entre temps, il y eut toute une suite de malfaiteurs, de malfaiteurs associés, d’associations de malfaiteurs, d’associations de malfaiteurs criminels, etc. Depuis, l’antiterrorisme n’avait plus découvert de cellule terroriste d’ultragauche, et peut-être ses chefs avaient-ils juré qu’on ne les y reprendrait plus. Mais voilà, la police est au plus mal, elle a besoin d’éclat. Et l’institution tente toujours de prendre ses revanches. « C’est un peu le match retour après Tarnac », confie un magistrat proche de l’instruction.

Les inculpé.es se défendront comme ils l’entendent et nous les soutiendrons. Comme le disait Foucault en 1981 : « Se défendre, c’est refuser de jouer le jeu des instances de pouvoir et se servir du droit pour limiter leurs actions. Ainsi entendue, la défense a valeur absolue. […] On ne se défend qu’au présent : l’inacceptable n’est pas relatif ». Mais au présent, justement, nous avons déjà tout à faire pour les soutenir. Le pouvoir joue la partie de la discrétion et de l’occultation. Craignant probablement un second fiasco, il ne fait pas le malin dans les médias. Il compte sur les règlements, les dossiers et les serrures, il compte sur la justice des oubliettes. Il fait tourner la grande machine à disparitions.

Pensons aux Indiens des plaines d’Amérique du Nord à qui Lévi-Strauss exposait notre système carcéral et qui jugeaient, horrifiés, que cette façon de faire est barbare, car elle met les hommes au secret et les enterre dans le silence du béton. Par tous les moyens possibles, nous devons faire savoir aux inculpé.es qu’ils ne sont pas seuls, et à l’appareil médiatique policier, que son récit est bouffon. Que chacun, chacune, là où il est, là où elle peut, trouve des manières financières et morales de les soutenir et que se multiplient les comités de soutien.

LIBÉRATION IMMÉDIATE DES INCULPÉ.ES DU 8 DÉCEMBRE !
5 février 2020, depuis le plateau de Millevaches, le comité de soutien de Tarnac

Les invités de Mediapart – Féministes, nous luttons contre la répression d’État

Des intellectuels et des artistes, dont Françoise Vergès, Isabelle Stengers, Paul B. Preciado et plusieurs collectifs féministes s’allient pour affirmer « leur peur et leur colère face à la course sécuritaire menée par le gouvernement », et réclamer la libération des militants arrêtés le 8 décembre 2020.

Le 8 décembre dernier, sept personnes ont été arrêtées et mises en examen pour association de malfaiteur terroriste « en vue d’attaques contre les forces de l’ordre ».

Seulement, de l’aveu même des services de police et/ou du parquet qui ont fait fuiter des morceaux de l’affaire dans la presse, aucun projet concret d’« attentat » ne leur est pourtant attribué. Dans cette construction digne de Minority Report, la justice prédictive n’a besoin que du rapprochement de faits mineurs voire anodins1 , d’un prétendu groupe (alors que les sept inculpé·e·s ne se connaissent pas tous entre eux) et d’une idéologie, qualifiée « d’ultragauche ».

Derrière cette étiquette policière, c’est tout un panel d’idées et de pratiques qui est ciblé, notamment celles qui luttent contre les oppressions systémiques.

En tant que partie prenante du mouvement féministe, nous tenons à nous solidariser avec les personnes interpellées et à dénoncer les diverses formes de répression politique qui cherchent à museler nos luttes2.

Au nom de l’antiterrorisme, la justice française permet qu’on arrête, enferme et condamne des personnes pour de simples suspicions d’intentions.

Durant les 96 heures de leur garde à vue, la DGSI aura d’ailleurs posé plus de questions sur leurs opinions politiques (que pensent-elles·ils du véganisme, de la politique gouvernementale, de l’antifascisme, des violences policières ?) que sur des faits précis qui pourraient leur être reprochés.

Sur ces bases, la justice maintient cinq des sept inculpé·e·s depuis trois mois en détention provisoire, sous le dur régime des « détenus particulièrement signalés » : restriction des visites et du courrier, isolement sévère, réveil toutes les deux heures, limitation de l’accès aux maigres activités qu’offre la prison, humiliation de la fouille à nu à chaque parloir.

L’affaire du 8 décembre est une illustration de plus de la fonction très politique et des ressorts fondamentalement paradoxaux de l’antiterrorisme : il ne s’agit pas de combattre la peur, mais d’en faire un moyen de gouverner. En commençant par la répandre le plus possible, si besoin en inventant une menace de toute pièce, comme c’est le cas ici. En désignant ensuite la figure de qui nous devons avoir peur, ce qui permet à la fois de stigmatiser des parties de la population et d’invisibiliser le fond du problème.

Enfin, en exerçant une répression féroce, ce qui accrédite la menace et fait monter le niveau de tension.

En tant que féministes, nous identifions bien certains de ces ressorts. Nous avons l’habitude que le pouvoir joue avec nos peurs. Peurs d’être pris·e·s pour cible par des fanatiques, peur de nous faire violer dans une ruelle sombre.

Oui nous avons peur.

En tant que femmes, hommes trans ou personnes non-binaires, on nous a scrupuleusement appris à avoir peur, à voir nos corps comme vulnérables et soumis à n’importe quel désir de possession.

Pourtant, aujourd’hui, ces mensonges ne prennent pas. Les peurs qui nous habitent ne sont pas celles qu’on veut nous construire.

Nous avons peur du fascisme, auquel ce gouvernement est en train d’ouvrir la voie. Un fascisme dans lequel nos libertés de femmes, hommes trans ou personnes non-binaires, n’auront plus aucune place, si ce n’est celle d’être la « femme de » quelqu’un. (Il est notable que dans le traitement médiatico-policier des dernières affaires antiterroriste concernant « l’ultragauche », il n’a pas manqué de journalistes d’un autre siècle pour décrire les femmes impliquées comme des personnes sous l’influence de leur compagnon).

Nous avons peur de la police. Parce que ses marges de manœuvres semblent sans limite, y compris celles de nous humilier, de nous violer, de nous tuer – tant son impunité est scandaleuse. Parce qu’elle est armée et compte en son sein un nombre non négligeable de conjoints violents et de fascistes.

Depuis différentes positions sociales et politiques, nous nous allions aujourd’hui pour affirmer ensemble notre peur et notre colère face à la course sécuritaire menée par le gouvernement.

Militant·e·s, universitaires, chercheur·euse·s, activistes, travailleur·euse·s sociales, artistes, nous sommes féministes. Et alors que les mouvements féministes n’ont jamais été aussi massifs et puissants, nous souhaitons réaffirmer que nous ne sommes pas dupes du patriarcat qui est au fondement même de l’État qui nous dirige.

Une ligne d’écoute privatisée ou un Grenelle ne nous feront jamais oublier l’invisibilisation des personnes trans et non-binaires, les violences institutionnelles et l’enfermement subis par les personnes exilées, la criminalisation des travailleur·euse·s du sexe, la valorisation de la violence sexiste et de la virilité, la décision de ne protéger que certains corps.

Sur cette base, nous affirmons nous opposer :

– À la loi « sécurité globale », qui donne toujours plus de pouvoir à la police. Alors qu’il n’est plus possible pour personne de nier les violences policières, le gouvernement augmente la possibilité de la surveillance de masse par tous les agents de la sécurité. Renforcer la police, c’est renforcer le patriarcat d’État dont elle est le bras armé. Le texte prévoit de toujours plus pénaliser les moyens à disposition des luttes pour s’en défendre. Nous refusons de laisser la police nous filmer, les agents de sécurité nous palper.

– Au « féminisme » d’État, qui transforme nos souffrances en prétexte à la pénalisation et au sécuritarisme. Nous n’accordons aucune confiance aux sphères étatiques qui refusent de voir que le viol est une culture, la domination une éducation. Si nous reconnaissons que la justice permet à certaines victimes de trouver une sorte de réparation, nous ne doutons pas que le système pénal privilégiera encore et toujours les dominants, quand les corps racisés seront les coupables idéaux. Pénaliser les actes sexistes ne les empêchent pas, et la question reste inaudible pour le gouvernement : que faut-il faire pour empêcher les hommes de violer ? Le projet de loi contre le séparatisme illustre bien ce « féminisme » d’État : que viendra résoudre l’interdiction des certificats de virginité ou une énième loi sur le voile, à part réduire nos libertés en renforçant le contrôle sur nos corps et alimenter l’islamophobie en prétextant une fois de plus nous libérer ?

– À la répression des mouvements de lutte qui s’abat sur celles et ceux qui se mobilisent contre ce monde patriarcal, à travers la répression juridique et la violence physique. Violence physique « contrôlée », qui est la base de la virilité policière. Répression juridique pour laquelle des militant·e·s politiques sont désormais des « terroristes », diabolisé·e·s comme ultra-violent·e·s quand des groupes d’extrême droite tabassent des rassemblements féministes en toute impunité.

Les arrestations du 8 décembre servent opportunément de contre-feu au large mouvement mondial de remise en cause de la police. Mouvement, est-il besoin de le rappeler, dont les figures de proue sont des femmes.

Nous avons le courage de dire nos peurs avec force, et nous appelons toutes celles et ceux qui agissent pour la destruction du patriarcat :

– à militer pour la prévention, l’auto-défense, l’empowerment et la construction d’une justice transformatrice,

– à soutenir toutes celles et ceux qui sont touché·e·s par la répression, et à refuser que la catégorie de terroriste puisse servir à briser celles et ceux qui militent contre la violence de l’État3

– à réclamer en conséquence la libération des cinq personnes encore incarcérées en détention provisoire depuis le 8 décembre.

Notre sororité est notre force,

Signataires :

Françoise Vergès, Isabelle Stengers, Paul B. Preciado, Elsa Dorlin, Isabelle Cambourakis, Emilie Hache, Nathalie Quintane, Nacira Guenif, Emilie Noteris, Wendy Delorme, Naruna Kaplan de Macedo, Isabelle Frémeaux, Hourya Bentouhami, Anne Emmanuelle Berger, Tissot Sylvie, Jules Falquet, Yala Kisukidi, Valérie Rey Robert, Fatou Dieng, Awa Gueye et le collectif Vérité et Justice pour Babacar, Aurélie Garand et le collectif Justice pour Angelo, Nous Toutes 35, collectif toutes en grève 31, Marseille Féministe, collectif Nous Toutes 76 Le Havre , Union Pirate, Les Enlaidies, UCL

1Pour plus de précisions sur l’affaire, voir le site du comité : https://soutienauxinculpeesdu8decembre.noblogs.org/

2Voir aussi la tribune de soutien rédigée par des combattant·e·s francophone du Rojava, alors que l’un des leurs est inculpé dans cette affaire : https://lundi.am/Operation-antiterroriste-du-8-decembre

3.cotizup.com/soutien-8-12