[Le Club de Mediapart] De Tarnac à Cubjac, qui dit que la jeunesse n’avait pas de projet ?

« Au nom de la division pré-crime du district fédéral de Colombia, je vous arrête pour le futur meurtre que vous alliez commettre aujourd’hui 22 avril à 8h04 du matin » (Minority Report)

Le 8 décembre dernier, après plusieurs mois d’une savante « information judiciaire », neuf personnes sont interpellées à Cubjac, Vitry-sur-Seine, Rennes et Toulouse au motif de leur participation supposée à une « association de malfaiteurs terroriste criminelle », selon une source judiciaire qui ne manque pas d’adjectifs. La terrible « mouvance d’ultragauche » s’apprêtait donc de nouveau à sévir. Deux personnes sont laissées libres sans charges, deux sont placées sous contrôle judiciaire et cinq sont incarcérées jusqu’au jour où nous écrivons. La République, une fois de plus, est sauve.

L’opération de police menée avec brio arrive à point nommé. La police française vient en effet de démontrer par deux fois son talent inégalable pour se ridiculiser. Alors que le Parlement essaye de faire passer la loi « sécurité globale » qui interdit entre autres de filmer les forces de l’ordre, on les voit le 24 novembre démanteler à la matraque un camp de migrants en plein Paris avant de s’adonner à une chasse à l’homme, puis le 27 décembre rouer de coups un producteur de musique noir dans son propre studio. Et si on voit les brutes se déchaîner, c’est précisément qu’elles ont été filmées.

Sur les crânes des ronds-de-cuir, on dût s’arracher les derniers cheveux pour trouver comment faire diversion. Il était temps de ressortir l’ultragauche terroriste du placard, d’agiter le fantasme des intentions d’envisager de projeter des attentats contre la République et en somme de protéger tous les citoyens contre les crimes de pensée. Aussitôt les arrestations faites, on apprit donc en toute logique que « le meneur était ancré dans une idéologie prônant la révolution ». Diable !

Si nous décidons d’écrire ce communiqué – bien que nous ne connaissons pas les personnes incarcérées –, de créer un comité de soutien aux inculpé.es, et d’appeler partout à multiplier les marques de solidarité, c’est que cette histoire nous rappelle étrangement la nôtre, ici, à Tarnac. Il y a 12 ans, des proches, des amies, des sœurs, des compagnons, se sont fait « enlever » par les services de police dans notre petite commune de Corrèze, brutalement sortie de l’anonymat pour servir la communication du cabinet de la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie.

Tous les mauvais récits ont des airs de famille. Et ceux de l’imagination policière sont aussi frustes que sa brutalité. Voyez plutôt comme on nous ressert la même soupe rance : « Coup de filet dans l’ultragauche » ! « Ils préparaient un projet d’action violente » ! Mais attendez le décor, les éléments d’ambiance et les personnages. Le tableau général est grossier, macho, ringard, comme la boîte crânienne des fonctionnaires assermentés. Posez d’abord un leader, passionnément violent, puisqu’il est parti combattre Daech au Rojava. Ajoutez-y une compagne discrète, qui a naturellement été embrigadée. Et puis le bras droit, également violent et dangereux : il est artificier à Disney Land. Enfin le bras gauche, trouble et nomade : il aurait voyagé en Amérique latine. Quelques jeunes recrues fanatisées… Mélangez le tout et ajoutez l’épice : un fascicule explosif, la preuve des preuves, la charge des charges. En 2008, c’était « L’insurrection qui vient », en 2020 : « Comment créer et entraîner une unité milicienne ».

Aucun acte ne leur est reproché, excepté celui d’avoir projeté, et on sait bien où mènent les mauvaises pensées. On commence par écrire ACAB sur un banc d’école, on porte un tee-shirt Che Guevara, on déteste les milliardaires et on finit par poser des bombes. Heureusement, les hommes de bonne volonté savent deviner et pister les crimes de pensée. « Chaque jour, les femmes et les hommes de la DGSI protègent la République contre ceux qui veulent la détruire. Merci, une nouvelle fois, pour leur action contre ces activistes violents de l’ultragauche. » Merci Darmanin. Pour un peu, on oublierait que tu es soupçonné d’abus de confiance, de harcèlement sexuel et de viol. Encore quelques épisodes de ta série policière et on oubliera que toi et tes copains vous formez une association de malfaiteurs.

Après douze années de lutte acharnée, l’affaire dite de Tarnac s’est soldée par une relaxe et la phrase d’aveu du procureur, que l’on n’oubliera pas : « Le groupe de Tarnac n’existe pas… ». Mais entre temps, il y eut toute une suite de malfaiteurs, de malfaiteurs associés, d’associations de malfaiteurs, d’associations de malfaiteurs criminels, etc. Depuis, l’antiterrorisme n’avait plus découvert de cellule terroriste d’ultragauche, et peut-être ses chefs avaient-ils juré qu’on ne les y reprendrait plus. Mais voilà, la police est au plus mal, elle a besoin d’éclat. Et l’institution tente toujours de prendre ses revanches. « C’est un peu le match retour après Tarnac », confie un magistrat proche de l’instruction.

Les inculpé.es se défendront comme ils l’entendent et nous les soutiendrons. Comme le disait Foucault en 1981 : « Se défendre, c’est refuser de jouer le jeu des instances de pouvoir et se servir du droit pour limiter leurs actions. Ainsi entendue, la défense a valeur absolue. […] On ne se défend qu’au présent : l’inacceptable n’est pas relatif ». Mais au présent, justement, nous avons déjà tout à faire pour les soutenir. Le pouvoir joue la partie de la discrétion et de l’occultation. Craignant probablement un second fiasco, il ne fait pas le malin dans les médias. Il compte sur les règlements, les dossiers et les serrures, il compte sur la justice des oubliettes. Il fait tourner la grande machine à disparitions.

Pensons aux Indiens des plaines d’Amérique du Nord à qui Lévi-Strauss exposait notre système carcéral et qui jugeaient, horrifiés, que cette façon de faire est barbare, car elle met les hommes au secret et les enterre dans le silence du béton. Par tous les moyens possibles, nous devons faire savoir aux inculpé.es qu’ils ne sont pas seuls, et à l’appareil médiatique policier, que son récit est bouffon. Que chacun, chacune, là où il est, là où elle peut, trouve des manières financières et morales de les soutenir et que se multiplient les comités de soutien.

LIBÉRATION IMMÉDIATE DES INCULPÉ.ES DU 8 DÉCEMBRE !
5 février 2020, depuis le plateau de Millevaches, le comité de soutien de Tarnac